À votre tour

Dans ta face, l’inconnu !

Je ne compte plus le nombre de journées que j’ai « perdues » par crainte de l’inconnu. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai hésité à sortir, à m’exposer au monde, à exister ailleurs que dans ma petite bulle bien scellée. À me priver de la piscine sur le toit, du Vieux-Port juste à côté, du gym et autres aires communes pourtant bien payées par ces frais de condo et des avantages qu’ils sont supposés garantir.

Et toute cette privation, tout cet isolement, dans le but de me protéger des regards que posent parfois sur moi de purs étrangers. Quand on souffre de troubles alimentaires depuis plus de 20 ans, on les traîne avec soi partout où on va, puisque si certaines émotions sont faciles à dissimuler, la maigreur, elle, ne ment pas. Quelle ironie d’être si petite et pourtant si visible.

La différence, quelle qu’elle soit, attire inévitablement l’attention. En tant qu’humains, on ne peut souvent pas s’empêcher de fixer du regard de qui détone de notre normalité.

Depuis quelques mois, je me force à sortir de plus en plus de ma zone de confort (c’est-à-dire les 800 pieds2 de mon appartement). Lentement, mais sûrement, je commence à m’aventurer un peu plus loin et à prendre la place à laquelle j’ai droit. En travaillant très fort à ne pas me concentrer sur ce que les autres pourraient penser de moi et de mon apparence. La tâche est d’autant plus difficile pour moi l’été, la chaleur dictant un code vestimentaire qui expose littéralement la partie la plus fragile de mon être.

Puis vient ce fameux dimanche de canicule. Inutile de dire que l’idée et l’envie de m’isoler dans mon cocon climatisé étaient très fortes. Mais cette journée-là, j’ai dit non à la peur et oui au défi. Partant faire une longue marche sur le bord du canal de Lachine, j’étais vêtue d’un simple short et d’une camisole légère, conséquence directe et inévitable de la chaleur écrasante.

Tenue en apparence des plus normales en temps chaud, elle représente toutefois pour moi un grand défi, puisqu’elle expose cette maigreur maladive contre laquelle je me bats si fort depuis près de 20 ans.

Mais aujourd’hui, je plonge comme je le fais de plus en plus souvent depuis quelque temps, découvrant du coup de nouvelles beautés d’un Montréal que je ne connaissais pas.

Et puis, c’est arrivé.

J’aperçois tout près un groupe d’hommes d’une trentaine d’années s’arrêter sous un arbre le temps d’une pause à vélo. Je les croise, sans leur accorder la moindre attention, et je poursuis mon chemin. Dans la seconde qui a suivi, l’un d’eux (maintenant derrière moi) s’exclame bien fort : « 92 ! 92 !… je dirais 91-92 livres. Est-ce que j’ai raison ? »

Je n’ai pas tourné la tête. Je n’ai pas ralenti le pas. Je n’ai pas répondu. J’étais complètement bouleversée de l’intérieur, mais mon corps ne m’a pas trahie, réussissant à continuer à avancer. Blessée, attaquée, fâchée. J’étais sans mot, mais remplie d’émotions. Mais je refusais de céder à cette tentative de… de quoi au juste ? D’humiliation ? Que tentait d’accomplir cet homme ? Il était hors de question que je lui donne la satisfaction d’une quelconque réaction.

J’ai poursuivi mon chemin en me demandant mille fois ce qui pouvait pousser un complet inconnu à tant de mépris, à tant de méchanceté, à tant de jugement et de condescendance. C’est si facile de souligner à grands coups de marqueur jaune toutes les failles qu’on perçoit chez les autres. Si facile, et si complètement futile. À quoi bon me lancer ces couteaux verbaux – et dans le dos de surcroît ? Ah oui, car qui dit manque de savoir-vivre, dit aussi manque de courage. Lâche jusqu’au bout des doigts. De l’intimidation à sa plus simple expression.

Mais voilà, la lâcheté et l’ignorance ne justifient et n’excusent pas les attaques gratuites. Depuis quand la vie des autres est-elle devenue un terrain de jeu de choix pour les défoulements des uns et à la boxe verbale des autres ?

Sortir de ma bulle est un combat de tous les jours. Cette journée-là, un étranger a tout bonnement tenté de me mettre K-O. Mais aussi troublée et renversée que je l’aie été, c’est moi qui ai ultimement gagné. Parce que, cette journée-là, la vie des autres n’a pas réussi à envahir celle qui compte le plus : la mienne.

Dans ta face, l’inconnu !

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