Chronique

Le cliché de l’enfant-roi

« Bien fait pour ce p’tit mal élevé ! », m’a écrit Ginette, dimanche dernier. C’était un courriel concis qui en résumait des dizaines d’autres de lecteurs réagissant à ma chronique de la semaine dernière, « Les meilleurs sièges ».

J’y racontais l’histoire d’une jeune mère et de son enfant de 2 ans, qui étaient mes voisins de siège sur un vol européen « low cost ». Alors que le bambin jouait avec la tablette du siège devant lui, une vieille dame s’est levée, l’a fusillé du regard et, sans avertissement, a insulté vertement sa mère, une femme dans la jeune vingtaine, devant tout le monde. La jeune mère a réagi avant que je ne puisse intervenir. La vieille dame, après s’être plainte au personnel de bord, a obtenu de meilleurs sièges pour elle et son mari.

C’était une fable sur les privilèges. L’histoire d’une jeune mère noire débordée qui, après avoir été agressée verbalement et traitée comme une moins que rien par une vieille dame blanche, s’est défendue en désignant son fils et en disant : « Ce n’est qu’un bébé ! »

Je suis sans doute naïf, mais je ne m’attendais pas à ce qu’une majorité de lecteurs prennent le parti de cette vieille dame effrontée. C’est pourtant ce qui est arrivé. Le courrier a d’ailleurs été particulièrement abondant en sa faveur.

« La vieille dame avait entièrement raison, m’a écrit Jean-Pierre. On en a assez des enfants mal élevés dans les avions, “low cost” ou pas. Ces enfants dérangent la quiétude collective. Si ces parents ne sont pas capables de contrôler leurs enfants, qu’ils restent chez eux ! Mes enfants n’auraient jamais eu un tel comportement, ils étaient bien élevés et quand même heureux ! »

Des dizaines d’autres lecteurs, pour la plupart d’un certain âge, m’ont répondu sensiblement la même chose, en maugréant contre les « enfants-rois » d’aujourd’hui (mais pas « leurs » petits-enfants !) et en regrettant avec nostalgie le bon vieux temps où pas un enfant ne pipait mot au restaurant.

« Ce ne serait pas plus simple d’élever son babouin avant de le trimbaler partout et faire chier les autres ? », a demandé Bernard, qui ne semble pas craindre, en parlant d’un jeune enfant noir, de passer pour raciste.

J’ai été à la fois intrigué, estomaqué et sidéré par la plupart de ces réactions (comptant, à vue de nez, pour 80 % de mon courrier). 

Ce qui m’a surtout frappé, c’est le manque cruel d’empathie pour la jeune mère. Surtout de la part de grands-parents se permettant, comme cette vieille dame désinhibée, de faire la leçon aux autres en étant convaincus qu’ils auraient fait mieux dans les circonstances.

« Tout ce qui a un impact sur ma tranquillité et qui se contrôle chez un enfant, je ne l’accepte pas, m’écrit fièrement François, qui s’est déjà plaint lui aussi au personnel de bord. Dans de telles situations, quelles que soient les circonstances, la réponse appropriée d’un parent responsable ne devrait pas être “Ce n’est qu’un bébé”. La réponse devrait être “Je suis désolé, je m’en occupe”. J’espère que votre papier n’incitera pas à donner la mauvaise réponse. »

La mauvaise réponse ? Si je comprends bien, après avoir été insultée et traitée de « mauvaise mère » par une inconnue parce que son enfant de 2 ans a eu le malheur de se comporter comme un enfant de 2 ans, il aurait fallu en plus que cette jeune mère s’excuse ? !

Le cliché de « l’enfant-roi » du XXIe siècle mal élevé par ses parents milléniaux, ressassé sans cesse par trop de gens de la génération lyrique de « l’après-moi le déluge », m’exaspère et m’indispose à un degré que je ne saurais décrire avec des mots justes. Ceci est un journal familial…

M’est avis que beaucoup de ces lecteurs « pro-vieille dame » ne se souviennent plus de ce que c’est, élever un enfant en bas âge, encore moins le contenir en avion pendant des heures (si tant est qu’ils prenaient l’avion avec leurs enfants dans les années 70). 

La mémoire est une faculté qui non seulement oublie, mais ne retient souvent que la version édulcorée des évènements, à l’avantage de celui ou celle qui préfère se donner le beau rôle.

Certains préfèrent croire qu’ils ont été des enfants exemplaires et des parents irréprochables, ayant appliqué en tout temps et en toutes circonstances le parfait dosage de discipline, d’éducation et d’affection. Jamais, au grand jamais, à les croire, leurs enfants n’ont dérangé qui que ce soit dans un lieu public. Même pas une vieille chipie qui se plaint pour un rien parce qu’elle ne trouve pas mieux à faire de sa vie.

S’il y a une leçon de savoir-vivre à servir dans cette histoire, c’est à cette vieille dame honteusement enorgueillie de ses privilèges petits-bourgeois, qui s’autorise à déverser son fiel sur une jeune mère de la classe ouvrière, à peine sortie de l’adolescence, qui fait de son mieux pour élever seule son enfant. S’il y a quelqu’un qui « devrait rester chez lui », c’est celui ou celle qui ne peut tolérer la vie en société.

« Bonjour, cher monsieur défenseur d’enfants. On est pas obligé d’endurer tout », m’écrit Jacques. « Ce n’est pas un cadeau et c’est très fatigant », se plaint Marguerite. Michel me précise que lui et sa conjointe ont « enduré durant toute la durée du vol les pleurs et complaintes continus » d’enfants qui les entouraient. Mais quelle horreur ! ! !

Faudrait-il noliser des avions exclusifs aux adultes intolérants aux enfants ? Interdire les mineurs comme les cigarettes ? Créer des sections spéciales pour tous ceux dont le confort ne saurait souffrir pendant quelques heures de ce qu’un enfant rie, crie, rouspète lorsqu’on attache sa ceinture ou pleure parce que la pression de la cabine lui fait mal aux oreilles avant l’atterrissage ? Ce que l’on appelle communément « la vie » ?

Je n’ose imaginer la réaction de ces lecteurs indisposés si j’avais parlé dans ma chronique d’un enfant réellement turbulent. 

Leurs courriels, nombreux, témoignent de l’intolérance collective de notre société vieillissante face à l’enfance. Et donnent l’impression que beaucoup d’entre eux ont davantage d’égards pour les animaux domestiques de leur prochain que pour leur progéniture.

Il y a certainement, dans l’échantillon de courriels reçu, un très clair clivage générationnel. Bien sûr qu’il faut éduquer les enfants ! Personne ne dit le contraire. Mais alors que les plus jeunes compatissent avec la mère, les plus vieux défendent le comportement inacceptable de la vieille dame.

Un enfant de 2 ans a joué 30 secondes avec une tablette dans un avion. Aurait-il fallu le ligoter et le bâillonner pour le faire taire ? Le menacer d’un châtiment corporel pour l’empêcher de bouger ? L’envoyer à l’arrière de l’appareil avec sa mère, comme à l’époque de Rosa Parks ? Les temps changent, heureusement. Mais pas tant que ça, quand on y pense.

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