Comment ils sont passés de la parole aux actes
Des insectes qui carburent au compost
Il fait très chaud dans le petit local bordé de grandes fenêtres de cet immeuble du Marché Central de Montréal, où entre la lumière du jour. Des rangées de bacs blancs sont alignées sur des étagères, chacun portant une date. On dirait un local de rangement bien ordinaire… jusqu’à ce qu’on jette un coup d’œil dans les bacs.
Ça grouille, ça gigote. Ça suscite à la fois une grimace et un regard émerveillé.
Des centaines et des centaines de larves de ténébrions, un petit insecte qui se transforme en scarabée noir à l’âge adulte, grignotent une moulée minutieusement calibrée pour maximiser leur croissance.
Et c’est justement cette moulée spéciale, faite essentiellement de résidus alimentaires destinés au compost, qui fait la particularité de la production d’insectes de Tricycle. Ainsi, une nouvelle boucle d’alimentation circulaire est créée : le compost est mangé par des insectes, qui serviront à leur tour à nourrir des humains ou des animaux, puis des plantes grâce au fumier engendré par leurs déjections.
D’une certaine façon, Louise Hénault-Éthier est biologiste depuis l’âge de 5 ans. Évidemment, le diplôme et le titre officiel sont venus beaucoup plus tard, mais sa passion pour les insectes date vraiment de la petite enfance.
C’est en faisant une maîtrise universitaire en vermicompostage qu’elle s’est intéressée de près à ce que mangent ces petites bêtes. « On envoie au compost des aliments qui sont encore comestibles. Je trouvais ça bien dommage », raconte-t-elle. Pendant ce temps, les éleveurs d’insectes – qui sont de plus en plus nombreux à miser sur l’intérêt des consommateurs – nourrissent leur cheptel avec une moulée faite de grains de soya et de maïs, « une culture qu’on sait être polluante », dit-elle.
« Alors, j’ai eu un flash : pourquoi on ne nourrirait pas les insectes avec des résidus alimentaires ? »
— Louise Hénault-Éthier
En janvier 2019, les cinq associés de Tricycle se sont installés dans les locaux de la coopérative Centrale Agricole, à Montréal, et ont entrepris l’expérimentation des moulées pour tester l’appétit des insectes – dans ce cas-ci, des ténébrions.
Justement, l’un de leurs fournisseurs a ses locaux juste à côté : Blanc de gris produit des champignons pleurotes grâce à un substrat fait notamment de marc de café et de drêche de brasserie (ce qu’il reste une fois les sucres extraits des grains pour faire la bière). L’autre fournisseur est le fabricant de jus Loop, qui récupère les fruits et légumes imparfaits qui ne se rendent pas aux tablettes des supermarchés pour les mettre en bouteille.
Ainsi, ce marc de café, ces drêches et ces pulpes de fruit peuvent connaître une troisième vie en nourrissant des insectes.
Mais il ne suffit pas de balancer au hasard ces restes alimentaires dans les bacs d’insectes sans plus s’en préoccuper : le défi est de trouver la bonne recette qui plaira aux insectes et maximisera leur croissance. Moins de pulpe de poire ? Assez de son de blé ? Encore plus de cacao ? « On a eu de bons résultats avec du cacao », dit Louise Hénault-Éthier.
En 8 à 10 semaines, les larves atteignent l’âge de la récolte. Une toute petite proportion est transférée dans un autre bac, où elles poursuivent leur croissance jusqu’à devenir des adultes reproducteurs.
Le reste est envoyé à la casserole : d’abord blanchies dans l’eau bouillante, les larves sont ensuite cuites à très haute température (400 degrés) pour les torréfier, séchées à basse température pour les déshydrater, ou encore congelées.
Et qui les mangeront ? Tricycle commencera à vendre en ligne aux particuliers par l’entremise de son site web au début de 2020. Mais dans la petite industrie des éleveurs d’insectes, une bonne partie des volumes produits est destinée à l’alimentation animale, précise le directeur des opérations, Alexis Fortin.
« Le coût de la protéine d’insectes est plus élevé que les autres sources. Notre but est aussi de faire diminuer ce prix. »
— Alexis Fortin
La moulée faite de résidus alimentaires locaux, en plus d’être plus écologique et moins chère que la culture de maïs et soya, devrait contribuer à faire baisser les coûts de production, visent les artisans de Tricycle. Ainsi, le but de leur entreprise est aussi d’en faire une vitrine technologique pour partager leur savoir avec d’autres éleveurs qui, à leur tour, pourront trouver près de chez eux de quoi nourrir leurs insectes. « Par exemple, les microbrasseries ne savent pas quoi faire de leurs drêches, à part les envoyer au compost », dit Louise Hénault-Éthier. Et des microbrasseries, il y en a partout au Québec.
Tricycle rêve de pousser encore plus loin le cycle de récupération. Lorsqu’un tamis sépare les larves matures de la nourriture et des déjections qui restent dans le bac, le « frass » ainsi obtenu devient un fertilisant efficace pour les plantes. « Et la carapace des insectes contient de la chitine, qui est le polymère le plus abondant sur la planète puisqu’on le retrouve aussi chez les crustacés », dit la biologiste. « On pourrait transformer la chitine de nos ténébrions en plastique biodégradable qui servirait à emballer nos insectes. Ça, ce serait vraiment mon rêve ! »