constats d’infraction délivrés aux sans-abri

Des pistes pour briser le cercle vicieux

Jason a quitté les Cantons-de-l’Est à l’adolescence pour venir s’établir à Montréal, où il a rapidement été plongé dans un tourbillon qui a bien failli l’emporter.

Sans domicile fixe ni revenu stable, il a été contraint de se prostituer et de mendier pour pouvoir se procurer des drogues, qui sont rapidement devenues indispensables.

Dans ce contexte, les constats d’infraction qui lui étaient régulièrement remis par des agents du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) pour le punir d’avoir quémandé ou dormi dans le métro constituaient une considération tout à fait secondaire.

« Quand les policiers me donnaient une contravention, je la prenais et je partais. Je m’en foutais. J’en recevais parfois deux ou trois par jour », relate l’ex-sans-abri, qui vit aujourd’hui à Longueuil.

Sans qu’il y prenne garde, des milliers de dollars d’amendes se sont accumulés et la machine juridique s’est mise en branle. Faute de paiement, une série de mandats d’emprisonnement ont été lancés, conformément à ce que prévoit le Code de procédure pénale pour les infractions aux règlements municipaux.

Ce n’est qu’après avoir purgé une courte peine d’emprisonnement dans une autre affaire de nature criminelle qu’il a pris la mesure du problème.

« Je venais à peine de sortir de Bordeaux et j’ai été arrêté par la police, qui m’a renvoyé en dedans à cause des contraventions impayées. Je ne comprenais pas ce qui se passait. J’étais furieux. »

— Jason, ancien sans-abri

Après avoir purgé près d’une année supplémentaire de prison, il a retrouvé la rue et a recommencé à accumuler les constats d’infraction.

Ce n’est finalement qu’avec l’aide de l’organisation communautaire Droits devant qu’il a pu s’extirper de l’engrenage, obtenant après plusieurs années l’annulation des constats d’infraction – près d’une centaine – accumulés après sa détention.

Des gestes « positifs » pour annuler les constats

L’homme de 35 ans a bénéficié d’un programme chapeauté par la Cour municipale de Montréal avec le soutien de la Ville, qui vise à favoriser la réinsertion des sans-abri.

Les participants sont encouragés à poser des gestes « positifs » en vue de leur reprise en main (programme de désintoxication, employabilité, etc.) et peuvent ultimement obtenir que les constats d’infraction délivrés à leur encontre soient annulés en tout ou en partie sur recommandation d’un procureur spécialisé qui évalue le chemin parcouru avant de transmettre ses observations à un magistrat.

« Dans 90 % des cas, les contraventions sont complètement annulées », relève le directeur général de Droits devant, Bernard St-Jacques, qui évalue la situation des sans-abri afin de déterminer s’ils sont en mesure d’entamer le processus avec le procureur.

Depuis son instauration en 2009, plus de 500 personnes ont suivi le programme.

Cela n’aurait pas été possible, n’eussent été les conclusions-chocs d’une étude parue en 2005 qui a permis de découvrir l’importance de la judiciarisation de l’itinérance à Montréal, relève M. St-Jacques.

En utilisant les adresses de centres venant en aide aux sans-abri, les chercheurs ont fait ressortir que 22 685 constats d’infraction ciblant plus de 4000 d’entre eux avaient été délivrés de 1995 à 2004. Et que 75 % des dossiers résolus s’étaient soldés par une peine d’emprisonnement.

L’effort de réflexion mené subséquemment à l’étude a conduit à l’adoption par les autorités montréalaises d’un moratoire sur les peines d’emprisonnement pour amendes impayées.

Bien qu’il existe un certain « flou artistique » sur le plan juridique, il continue de s’appliquer aujourd’hui et suscite une forte adhésion, relève M. St-Jacques, qui aimerait voir l’initiative se reproduire ailleurs dans la province.

Des personnes en grande difficulté

Le protecteur des citoyens en situation d’itinérance de la Ville de Montréal, Serge Lareault, pense que le moratoire et le programme associé de réinsertion tiennent compte du fait que les sans-abri sont des personnes en grande difficulté.

Les gestes menant à la délivrance des constats d’infraction sont souvent posés par nécessité et non par volonté de troubler l’ordre public, dit-il. 

« Ces gens méritent qu’on les aide et qu’on les soutienne. »

— Serge Lareault, protecteur des citoyens en situation d'itinérance à la Ville de Montréal

Céline Bellot, spécialiste de l’itinérance rattachée à l’Université de Montréal qui a chapeauté l’étude de 2005, relève que l’emprisonnement de sans-abri pour non-paiement d’amendes demeure un problème à l’échelle de la province puisque nombre de municipalités rechignent à se priver de cet outil répressif.

Elle a récemment été informée d’un cas à Val-d’Or où un sans-abri a écopé d’une peine de près de deux ans pour amendes impayées après avoir cumulé près de 30 000 $ de dettes.

« Ça ne sert à rien de donner une contravention à un itinérant qui ne paiera pas. Et l’envoyer en prison ne va pas aider non plus. Bien au contraire », relève Mme Bellot.

En raison des délais entre le moment où le constat d’infraction initial est remis et celui où le mandat est approuvé, il peut s’écouler une longue période durant laquelle le sans-abri s’est repris en main. L’emprisonnement risque alors d’entraîner la perte de son emploi et de son appartement, relançant la spirale.

Mme Bellot pense que le gouvernement devrait « régler le problème à la source » en révisant le Code de procédure pénale pour empêcher l’emprisonnement en cas de non-paiement d’amendes liées aux règlements municipaux, comme il l’a fait en 2003 pour les violations du Code de la sécurité routière.

« Pour sortir les gens de la rue, il faut enlever l’épée de Damoclès qui les fait reculer au lieu d’avancer », souligne-t-elle.

Un constat partagé par Jason, qui se dit libéré du poids d’une lourde menace. « Je peux circuler dans la rue sans craindre de me faire renvoyer en dedans par la police. Avant, j’avais toujours peur », relate-t-il en présentant un « certificat » symbolique délivré par la cour il y a quelques semaines à peine qui témoigne de la fin de son cauchemar juridique.

25 $ par jour ?

Les magistrats qui condamnent des personnes à l’emprisonnement pour amendes impayées doivent « convertir » les sommes en jeu en jours de détention. La loi actuelle prévoit qu’ils disposent d’un large pouvoir discrétionnaire pour décider de la peine appropriée, mais nombre d’entre eux hésitent à l’utiliser pleinement et s’en remettent plutôt aux règles de calcul employées antérieurement, souligne Céline Bellot, de l’Université de Montréal. La Loi sur les poursuites sommaires, qui précédait le Code de procédure pénale actuellement en vigueur, prévoyait qu’une journée d’emprisonnement équivalait sommairement à 25 $. Une personne devant 1000 $ se voit condamner à 40 jours de prison en utilisant cette équivalence. Les juges municipaux évoquent aussi parfois une disposition du Code criminel voulant qu’une journée de prison vaille huit fois le salaire minimum. Au taux actuel de 10,75 $ l’heure, une dette de 1000 $ se traduit plutôt par une douzaine de jours d’emprisonnement.

L’engrenage judiciaire

Un agent de police remet un constat d’infraction à un sans-abri.

Celui-ci va souvent le jeter, le perdre ou l’ignorer.

Parce que l’accusé omet de plaider coupable ou non coupable, la Cour prononce un jugement par défaut assorti de frais administratifs. La personne n’en aura souvent pas connaissance, faute d’adresse fixe où la joindre.

Le percepteur chargé de récupérer la somme, après avoir tenté en vain de retrouver l’individu concerné, demande à la Cour de délivrer un mandat d’amener.

Une entente prévoyant un paiement mensuel ou le recours à des travaux compensatoires peut être décidée à ce stade si la personne se présente.

Si la personne ne se présente pas devant le percepteur à la date fixée, il peut demander à un juge de lancer un mandat d’emprisonnement. La personne ciblée peut être amenée directement en détention si elle est contrôlée par les policiers dans la rue.

L’ensemble du processus peut s’écouler sur plusieurs années. À Québec, une étude datant de 2011 indique qu’un temps moyen de 60 mois s’est écoulé entre le moment ou le constat a été remis et celui où le mandat d’emprisonnement a été lancé.

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