La Presse en Italie

Le plein d’oxygène dans les Dolomites

Pendant cinq jours, Alex Harvey et son entourage ont accueilli en leurs rangs un journaliste de La Presse. Sans poser de questions ni imposer de conditions. À moins d’un mois des Jeux olympiques de PyeongChang, ils ont montré une ouverture remarquable. Récit (impressionniste) de l’intérieur.

Un reportage de Simon Drouin

Alex Harvey

Passage obligé

Seiser Alm — Alex Harvey était en jeans et en t-shirt dans le stationnement de l’hôtel. Le soleil est généreux à Seiser Alm, même en fin d’après-midi. Arrivé quelques heures plus tôt, le fondeur transportait de l’équipement entre la camionnette de l’équipe et le dépôt à ski du Steger-Dellai, chic hôtel niché à 1900 mètres d’altitude au milieu de la neige immaculée des Dolomites.

Skis de fond aux pieds, Jodi Etcheverry-Perras, la massothérapeute, et John Flood, le physiothérapeute, s’élançaient de l’hôtel. À la brunante, ils se sont un peu égarés. Ils sont revenus en riant, racontant avoir plutôt grimpé une piste de ski... alpin, l’autre grand sport de l’Alpe di Siusi, appellation italienne de ce lieu germanophone.

Le décor est magnifique, nul besoin de cette pancarte du patrimoine mondial de l’UNESCO pour s’en convaincre. Des dizaines de kilomètres de pistes serpentent dans ce haut plateau entouré de rochers pointant à plus de 3000 m.

« C’est pour ça qu’on vient ici. C’est l’un des plus beaux endroits que j’ai vus pour faire du ski. Par rapport aux Alpes, les pics sont plus escarpés, plus dramatiques. »

— Alex Harvey

L’athlète de 29 ans est de belle humeur en ce 9 janvier. Deux jours plus tôt, il a fini troisième du Tour de ski, un résultat dont il ne se serait jamais cru capable il y a quelques années. L’épreuve signature du ski de fond se décide à l’Alpe Cermis, une piste de ski... alpin que les fondeurs grimpent.

Sur ce terrain particulier qui convient mal à ses aptitudes naturelles de glisseur, il s’était cassé les dents plus d’une fois, bloqué également par une circulation sanguine déficiente dans les jambes. « J’en ai toujours bavé », résume-t-il.

En 2015, il s’est fait opérer dans les deux artères iliaques pour régler le problème. Il s’est aussi entraîné en conséquence sur de nouvelles pistes de ski à roulettes asphaltées chez lui, au Mont-Sainte-Anne. De bons samaritains se sont échinés pour mener à bien ce projet destiné à l’élite québécoise.

Reconnaissant, Harvey était heureux de pouvoir leur offrir ce podium « le plus satisfaisant de [sa] carrière », qu’il range même au-dessus de son titre mondial au 50 km à Lahti.

Seuls le Suisse Dario Cologna et le Norvégien Martin Johnsrud Sundby, deux des meilleurs fondeurs de la dernière décennie, l’ont devancé à l’Alpe Cermis. La veille, il s’était aussi allié à Cologna pour dynamiter l’épreuve de 15 km classique, terminant troisième, son premier podium dans la spécialité en trois ans.

De quoi gonfler sa confiance en vue du 50 km classique qui conclura les Jeux olympiques de PyeongChang, lui qui s’était imposé en style libre à Lahti. Et oublier les trois quatrièmes places de cette première moitié de saison, néanmoins sa meilleure à vie, et de loin.

À Seiser Alm, Harvey a entrepris son ultime camp olympique en occupant le troisième rang du classement de la Coupe du monde. Ce passage obligé en altitude, qui se poursuit jusqu’à jeudi à Livigno, forcera son corps à s’adapter et stimulera la production de globules rouges, véhicules de l’oxygène aux muscles.

En plus de la masso et du physio, Harvey est accompagné de son entraîneur Louis Bouchard, venu le rejoindre de Québec, et de son coéquipier et grand ami Devon Kershaw, forfait dès le début du Tour en raison de violents ennuis intestinaux.

La routine est bien établie. « Je m’entraîne le matin, on mange, je vais me coucher, relate Harvey. Je m’entraîne l’après-midi, on se fait masser ou on a un traitement, on mange et on se couche. On ne fait rien d’autre que ça pour les trois prochaines semaines. »

Dans le repaire des Norvégiens

Tout est rose – ou presque. En route vers Seiser Alm, Harvey a reçu un appel catastrophé de Kershaw, arrivé en éclaireur quelques jours plus tôt. La réservation était introuvable à l’hôtel où l’équipe canadienne a ses habitudes. Aucune chambre n’était disponible.

Coup de fil énervé de Harvey à son entraîneur Bouchard, qui venait d’atterrir à l’aéroport d’Innsbruck : « Quoi ? Ça fait quatre ans qu’on planifie tout et trois semaines avant les Jeux, on n’a pas d’hôtel ? » Ils se sont presque raccrochés au nez.

La demande, faite des mois plus tôt, était tombée dans une « craque ». L’imbroglio s’est réglé promptement quand Kershaw a trouvé cinq chambres à l’hôtel où il logeait en attendant les autres. Le Steger-Dellai est le repaire habituel des Norvégiens à Seiser Alm. Kershaw est marié à une ex-membre de l’équipe, la médaillée olympique Kristin Størmer Steira, dont la photo autographiée orne un mur de la réception.

Harvey s’inquiétait pour la suite du camp à Livigno et le dernier arrêt à Seefeld, en Autriche, avant le grand départ pour la Corée du Sud. La proximité des pistes, la qualité de la nourriture, le confort des lits, la logistique du transport : ces éléments ont tous une valeur aux yeux du champion mondial.

« Pour être compétitifs avec les Norvégiens, les Russes, les Suédois, Dario [Cologna], c’est ce que ça prend, affirme l’athlète de 29 ans. Ce n’est pas pour rien si les Norvégiens viennent ici tout le temps. L’hôtelier connaît presque les intervalles qu’ils feront quand ils arrivent. »

À preuve, Bruno, l’hôtelier en question, porte toujours un manteau officiel de l’équipe norvégienne. Un matin, il a offert à Kershaw de le transporter en hélicoptère jusqu’à Val di Fiemme pour une séance d’intensité à plus basse altitude, un traitement royal accordé aux fondeurs norvégiens.

Bref, les Canadiens sont plutôt bien tombés. Bouchard a néanmoins dû aller faire une mise au point avec Harvey dès son arrivée. « Le souci du détail, c’est l’une des grandes forces d’Alex, témoignera-t-il un peu plus tard. Mais la ligne est mince, il ne faut pas capoter quand arrivent des imprévus. Là, ça devient une bombe. C’est à moi de le ramener. »

Le duo travaille ensemble depuis 13 ans. Il n’est pas rare de voir les deux hommes argumenter pour tout et pour rien. Leur confiance mutuelle est manifeste. Ils ne sont pas devenus amis pour autant.

« Si un de nous deux a l’impression que l’autre a fait une erreur ou une connerie, on est capables de se le dire, explique Harvey. Tantôt, on s’est un peu engueulés au téléphone, mais on s’est reparlé en personne et tout est redevenu correct. On a toujours eu une bonne relation, mais on a gardé une distance pour être capables de faire ça. »

Bouchard ne craint pas de « brasser » son athlète à l’occasion. En décembre, Harvey s’était satisfait d’une 10e place lors d’un 15 km libre à Davos, un lieu qui ne lui avait jamais réussi. Il affirmait à qui voulait l’entendre qu’un début d’épreuve conservateur était la voie à suivre pour lui. Le coach s’est emporté.

« Alex, c’est un pro et il croit beaucoup en ce qu’il dit, explique Bouchard. La majeure partie des choses, il les fait bien. Mais des fois, un athlète comme ça, il faut que tu rentres dans sa bulle, que tu rentres dans l’émotion. Il doit se faire dire les vraies affaires pour devenir meilleur. Ma job, c’est de le lui dire, sinon je perds mon temps. Dans ce temps-là, il ne dit pas un mot. »

Harvey a répondu en finissant au pied du podium quelques jours plus tard à Toblach. Il avait entrepris la course le couteau entre les dents. Sa saison olympique était bien lancée.

Alex Harvey

Le plan

Au printemps, Alex Harvey et Louis Bouchard ont rapidement convenu d’un thème pour l’année olympique : « On ne fait rien de nouveau. » Pourquoi changer une recette gagnante ayant mené à un titre mondial au 50 km et à une troisième place au classement de la dernière saison ?

Leur plan d’entraînement pour PyeongChang est une copie conforme de celui de l’année précédente, lui-même élaboré à partir d’une matrice remontant à l’origine de leur collaboration en 2005, alors qu’Alex avait 16 ans.

En fait, Bouchard raffine sa méthode depuis ses débuts comme entraîneur en 1989 avec l’équipe régionale Skibec. « J’ai commencé par quelque chose, j’ai fait des essais et erreurs. C’est le fruit de toutes ces années de travail, si on veut. »

Au lendemain de son arrivée à Seiser Alm, il a rencontré son protégé durant le café et la collation d’après-midi, pour valider la suite des opérations. Harvey a ouvert son ordi et fait apparaître un fichier Excel dans lequel chacune de ses journées d’entraînement est consignée. Généralement, le travail est divisé en « macro-cycles » de quatre semaines, avec le plus dur concentré dans les deux dernières. La « prescription hebdomadaire » varie de 12 à 32 heures.

Le cycle actuel est le « plan 11 », le dernier avant les Jeux, au début de février. Un code de couleur permet de repérer les moments-clés : le vert pâle pour la vitesse, le vert foncé pour l’intensité maximale, l’orange pour la capacité aérobie, le jaune pour la musculation, etc.

« Ici, je me casse, je me rentre dedans, là, je récupère », expose Harvey, qui compile ensuite toutes ses séances dans son propre journal, qu’il partage avec son coach pour discussions.

À Seiser Alm, où il reprenait l’entraînement après le Tour de ski, Harvey s’est concentré sur le volume à basse intensité, soit une moyenne de 110 pulsations cardiaques à la minute (maximum 130).

En gros, il skie en jasant. Une sortie de deux, trois heures en matinée, une autre d’une heure, une heure et demie en fin d’après-midi. D’une séance à l’autre, il alterne entre le classique et le style libre. Une entrevue s’étire ? Pas grave, il sort la lampe frontale et part à la noirceur.

Le matin, Bouchard s’élance de son côté avec le reste du personnel et cette fois un journaliste-fondeur amateur. Comme si Claude Julien faisait son jogging avec un membre de la presse. L’entraîneur du champion mondial rit comme s’il venait d’entendre la comparaison la plus incongrue de sa vie.

Bouchard rechaussait les skis pour la première fois depuis une double fracture de la jambe subie l’été dernier en vélo de montagne. Incommodant, mais pas dramatique pour l’exercice de ses fonctions. Il fut un temps où il se faisait un devoir d’accompagner Harvey sur les pistes, jugeant presque ses homologues qui restaient en bordure. Aujourd’hui, il le suit seulement pour les séances importantes.

« Un jour, j’ai compris une nuance : nous, le staff, on ne s’entraîne pas, on fait du sport… »

— Louis Bouchard, entraîneur d’Alex Harvey

Bouchard est venu au coaching par la maladie. À 16 ans, il était compétiteur de niveau provincial quand un cancer à une cuisse a stoppé son élan. Pendant un an, il a répété les cycles agressifs de chimio et de radiothérapie. À son retour à la maison, il était malade comme un chien pendant quatre jours. Il rentrait à l’hôpital sitôt qu’il reprenait du mieux.

En un sens, cette épreuve a façonné l’entraîneur qu’il allait devenir : « Je sais c’est quoi se préparer pour une course. »

C’est Pierre Harvey qui l’a aiguillé vers son futur métier. En rémission, le jeune Bouchard prenait des temps lors d’une course quand son idole s’est arrêtée pour lui dire que le ski de fond avait besoin de passionnés comme lui. Après son passage à Skibec, il a pris les commandes du Centre national d’entraînement Pierre-Harvey en 1999. Alex y est arrivé six ans plus tard.

Selon le plan annuel, Harvey s’entraînera 874 heures durant la saison 2017-2018, compétitions incluses, soit le même total que l’an dernier. « Mais j’en fais toujours un peu plus », précise le fondeur de Saint-Ferréol, qui est son propre arbitre.

« Je ne suis pas un devin, je ne sais pas comment il va se sentir », explique Bouchard, calculant néanmoins que son poulain frôlera ultimement les 1000 heures d’entraînement. De façon générale, il préfère établir des cibles réalistes pour éviter qu’un athlète se tue à les atteindre. « Et quand il les dépasse, comment penses-tu qu’il se sent ? » Mieux qu’un journaliste en dette d’oxygène dans les Dolomites.

Lavage

En calculant les camps durant la saison morte, Alex Harvey passe près de sept mois à l’extérieur de la maison. Le plus grand défi à l’étranger ? Laver ses vêtements sans se ruiner ! À force de visiter les mêmes endroits, il a trouvé des solutions, comme à Davos ou à Val di Fiemme. Mais à Oslo, l’une des villes les plus chères du monde, c’est compliqué. Un jour, au déjeuner, la Norvégienne Marit Bjørgen, qui demeure là, lui a dit : « Donne-moi ton sac. » « Je suis allé skier, suis revenu à l’hôtel, j’ai mangé et qui je ne vois pas entrer dans le lobby ? Marit avec mes vêtements bien pliés ! C’est pas pire, la meilleure fondeuse de l’histoire qui fait ton lavage ! »

Alex Harvey

Le chum

Troisième jour à Seiser Alm, Alex Harvey et Devon Kershaw skient côte à côte à l’ombre du Sassolungo, l’un des 18 pics rocheux de plus de 3000 mètres des Dolomites. Le premier est en style libre, le plus rapide en théorie, le second en classique, plus lent. Pour cette phase de l’entraînement, ça n’a pas d’importance. Ils sont ensemble, c’est tout.

« À ce temps-ci de l’année, en période de repos, le social est plus important, souligne l’entraîneur Louis Bouchard. Alex a été seul pendant une semaine au Tour de ski. Il est content de revoir son chum. »

Les deux amis bavardent. Peut-être discutent-ils du sprint par équipes des Jeux olympiques de PyeongChang. En principe, Len Valjas devait être le partenaire de Harvey. Ils ont gagné une Coupe du monde ensemble l’an dernier à Toblach, avant de finir sixièmes aux Mondiaux de Lahti. Mais l’Ontarien de 29 ans en arrache cette saison. Aux sélections olympiques du Mont-Sainte-Anne, qu’il disputait même s’il est préqualifié, il était carrément à la dérive. Ça a fait jaser en Italie.

« C’est une chance [de médaille] de moins », tranche Harvey qui, au-delà de ses intérêts personnels, se dit plus « préoccupé » par le sort de son coéquipier Valjas.

« En ce moment, ça s’enligne pour que ce soit Devon et moi pour le sprint par équipes. Mais c’est sûr que le plan A, c’est Len en top shape. À un moment donné, il faut faire avec les cartes qu’on a. »

Par la force des choses, Kershaw devient donc la solution de rechange. De toute façon, il se préparait déjà avec la volonté de forcer la main des entraîneurs, quitte à s’éloigner pendant deux mois de sa fille de presque 1 an, restée à Oslo avec sa mère.

Kershaw n’est pas n’importe qui : élément-clé de la médaille d’or mondiale remportée avec Harvey en 2011, il a terminé deuxième au classement général la saison suivante, ce qui constitue toujours un sommet dans l’histoire du ski de fond canadien.

Mais depuis quatre ans, il a beaucoup ralenti, pour ne pas dire qu’il en arrache. À 35 ans, il sait que PyeongChang représente sa dernière occasion de réaliser son objectif ultime : une médaille olympique pour l’équipe masculine. Individuellement, il reconnaît que ses chances sont minces. Mais avec Harvey, tout est possible à ses yeux. « On en a parlé, c’est sûr », opine Kershaw, qui s’exprime toujours en français en entrevue. 

« C’est un rêve de pouvoir aider Alex à faire une belle performance. J’en fais aussi une affaire personnelle : on a été trop souvent quatrièmes dans cette épreuve. »

— Devon Kershaw

Le duo canadien a terminé au pied du podium aux Jeux de Vancouver, en 2010, et aux Mondiaux de Val di Fiemme, sur photo-témoin, en 2013. « Peu de pays ont un palmarès comme ça, note le natif de Sudbury. Quand on est en bonne forme, on joue pour le podium. C’est sûr que je pense à ça quand je m’entraîne quatre, cinq heures par jour ! »

Actif sur la Coupe du monde depuis 2004, Kershaw a vécu les années de misère du ski de fond masculin canadien. En 2006, il est devenu le premier à monter sur le podium depuis Pierre Harvey, 18 ans plus tôt. « C’est trop long », constate celui qui en compte aujourd’hui 14, soit 9 de moins qu’Alex.

Kershaw veut maintenant faire tomber la barrière des Jeux. Il peut s’inspirer de sa femme Kristin, quatre fois quatrième pour la Norvège aux Jeux olympiques avant de gagner le bronze à Sotchi en 2014. Et si son ami Harvey remporte une médaille individuelle à PyeongChang, il se dira aussi : mission accomplie. « Ce sera l’une des plus belles journées sportives de ma vie, je peux te le garantir. »

Alex Harvey

À table

Alex Harvey utilise un réveil pour sortir du lit le matin. « Les jours de repos, je pourrais m’en passer. En fait, non : je dormirais jusqu’à 11 h et je manquerais le déjeuner ! »

En camp, la bouffe est un élément central de la routine des fondeurs et du reste de l’équipe. Repas et collations balisent les journées et la table sert de lieu de discussions. Entre deux anecdotes de voyages, on y parle beaucoup de... sport.

Lors de notre passage, les Coupes du monde de biathlon de Ruhpolding et de ski alpin de Wengen faisaient l’objet de toutes les spéculations. Un midi, un ordinateur diffusait les championnats de Norvège de ski de fond. La composition de l’équipe canadienne de hockey masculin a aussi retenu l’intérêt. Comme la qualification du patineur de vitesse Alexandre St-Jean, un collègue de la conjointe de Harvey en médecine dentaire : « Lui, il est focus. »

Deux œufs, pain, salade de fruits, fromages au déjeuner, généreuse portion de pâtes au dîner, collation de yogourt et muesli en milieu d’après-midi, de l’espresso à l’envi, gros souper à 19 h 30... et une autre collation avant de se coucher.

L’appétit de ces athlètes d’endurance semble sans fin et l’Italie le leur rend bien. « On mange sans arrêt, je ne compte pas vraiment les calories », indique Harvey, qui a fêté son podium au Tour de ski avec « une couple de bières » et ne se refuse pas un verre de vin au souper. Rien à voir avec les cyclistes et leur obsession du poids.

Les fondeurs se délectent au Steger-Dellai. Exemple de menu du soir : consommé au xérès et sa julienne de légumes, entrée de tartelette au brie fondu farci aux épinards et sa sauce aux poivrons « deux façons » et entrecôte de bœuf tyrolien. Un plat de frites avec ça ? « Pourquoi pas ? », acquiesce Devon Kershaw. Des glucides, ça ne se refuse pas.

« Ce qu’on voit ici, ce n’est pas normal », précise Harvey en voyant le journaliste s’extasier entre deux services. « C’est normal pour les skieurs alpins ! » Kershaw suggère de les visiter la prochaine fois en Pologne ou dans le nord de la Finlande...

À la fin du repas, chacun rentre à sa chambre. Les membres du personnel par les escaliers, les deux athlètes en ascenseur. Harvey sent le besoin d’expliquer : « Je mange ce que je veux, mais tu ne me verras jamais monter les marches. J’ai appris du vélo. Aux championnats du monde de vélo de montagne, un coéquipier comptait ses pas. Je ne me souviens plus du nombre, mais il se fixait une limite par jour. »

Alex Harvey

La carapace

Fin d’après-midi, la camionnette de l’équipe canadienne descend vers Castelrotto. Dix kilomètres sur une petite route en lacets qui a servi pour un contre-la-montre lors du Tour d’Italie en 2016. Un type grimpe en vélo de montagne sur un gros braquet. « Il a un moteur ! », fait remarquer Harvey dans le siège du passager.

Castelrotto est un village touristique d’où est originaire Peter Fill, champion de la Coupe du monde de descente. Harvey y vient pour une rare séance de musculation en saison.

« C’est beaucoup du rappel neuromusculaire, explique-t-il. Ce n’est pas pour construire du muscle. C’est pour être capable de le recruter au maximum. »

Il passe deux bonnes heures dans la petite salle où suent quelques sportifs locaux. L’entraîneur Louis Bouchard garde l’œil ouvert. Il s’assure surtout que son athlète ne se blesse pas lors d’une série de tractions à la barre fixe, une plaque de 40 kg attachée à la ceinture. Comme quoi le ski de fond, ça se passe surtout dans les bras.

Drôle de hasard, un cadre « Calgary 1988 » est posé à un mur. L’année de sa naissance, mais surtout un rappel des derniers Jeux olympiques de son père Pierre. De l’avis général, le dopage avait largement teinté les résultats. L’occasion est trop belle de demander au fils s’il a un goût de revanche. « Un peu, c’est sûr, mais je n’y pense pas tant que ça. »

À Sotchi, Alex a lui-même assisté à une véritable conspiration, telle que révélée par le rapport McLaren en 2016. « Un gros ménage s’est fait, note-t-il. J’ai vraiment l’impression que c’est plus propre que jamais. »

De toute façon, pour lui et le reste de l’équipe canadienne, les Jeux de Sotchi ont été un désastre pour une autre raison. En l’espace de deux semaines, le mot « fartage » est passé dans le langage populaire au Québec. Harvey en a pris pour son rhume pour avoir exprimé sa frustration au sujet des problèmes techniques.

Des regrets ? « Peut-être la façon dont je l’ai dit, répond-il. Ç’aurait peut-être été mieux de donner des réponses plus évasives et dire ce qui est arrivé qu’à la toute fin. »

Certains l’ont dépeint comme un chialeur, un chercheur d’excuses. Malgré les succès qui ont suivi, les radios d’opinions de sa propre ville cassent parfois du sucre sur son dos. Il mentionne lui-même André Arthur, qui en aurait fait l’une de ses têtes de Turc.

« Ma blonde Sophie, mes sœurs, ma mère, elles écoutent ça, et ça les fâche, rapporte Harvey. Honnêtement, moi, je trouve ça drôle parce qu’il ne sait absolument pas de quoi il parle. Mes amis me rapportent ça, on se texte et on rit ! Pour moi, c’est comme le gars qui appelle Ron Fournier parce qu’il sait pourquoi Pacioretty ne score pas. Je vois ça plus comme de l’humour. »

« Ni Erik Guay ni un Norvégien... »

Ses résultats, sa notoriété, sa verve et son patronyme en ont fait une personnalité attrayante. Sa « visibilité a explosé » après sa médaille d’or mondiale en 2011. Son partenaire Devon Kershaw, loin d’avoir vécu la même chose, l’a surnommé le « prince du Québec ». Quand il reçoit un appel d’un journaliste, il le taquine, prédit qu’il deviendra politicien, voire lieutenant-gouverneur...

Québecor, Cascades et maintenant la SEPAQ sont les principaux commanditaires de Harvey. Après plusieurs années d’une cour assidue, l’équipementier Salomon l’a recruté et le traite comme son athlète numéro un.

Sans faire autant qu’un joueur de quatrième trio du Canadien, le fondeur de Saint-Ferréol-les-Neiges « gagne très, très bien » sa vie. Ses revenus annuels, majoritairement déposés dans une fiducie pour athlètes amateurs, sont de « quelques centaines de milliers » de dollars. « Je ne suis pas Erik Guay ni un Norvégien », souligne-t-il.

Il se compte très chanceux. Jamais il n’aurait pensé faire tant d’argent en pratiquant son sport. « Mais ce n’est pas pour ça que je le fais. Je le fais vraiment pour le sentiment de tout avoir fait en mon possible pour skier le plus vite ce 30 kilomètres-là. »

Harvey pourrait très bien vivre du ski de fond pendant encore plusieurs années. Son entraîneur lui a d’ailleurs suggéré de prendre une année plus ou moins sabbatique, ou deux, pour passer du temps à la maison et terminer son bac en droit. Il pourrait se concentrer sur les grands événements.

Pour l’heure, le principal intéressé n’a pas l’intention de surseoir à son désir de se retirer en 2019, à l’âge de 30 ans. « Faire les choses à moitié, j’ai de la misère avec ça. J’aime mieux m’arrêter un an trop tôt que trop tard. »

Alex Harvey

« Entre les mains du destin... »

Après une dernière Coupe du monde à Seefeld, en Autriche, samedi et dimanche, l’équipe canadienne de ski de fond atterrira à PyeongChang le 2 février, neuf jours avant la première course d’Alex Harvey. Un premier entraînement est programmé dans les heures suivantes.

« Ici, je ne vais pas me sentir bien, bien super », anticipe Harvey en pointant cette période sur son plan d’entraînement.

« Tu vas te sentir comme de la merde en théorie », confirme son entraîneur Louis Bouchard.

Ainsi, si tout se passe comme prévu, le meilleur fondeur canadien de l’histoire se sentira à plat lors de ses deux ou trois premières journées en Corée du Sud. Cela voudra dire que la dernière partie de son plan aura fonctionné.

Seefeld, courses incluses, marquera la fin d’un macro-cycle d’entraînement entrepris dans les hauteurs de Seiser Alm trois semaines plus tôt. Les jours précédant les Jeux olympiques seront consacrés au repos. Après cet arrêt forcé suivant une lourde charge, le corps prend quelques jours avant de se remettre en marche.

« Pour nous, c’est quasiment un bon signe qu’il se sente flat, explique Bouchard. Il s’entraîne tellement beaucoup et longtemps, c’est comme s’il doit envoyer le signal à son corps de recommencer. C’est surtout le cas pour les athlètes de distance. Ils disent : “On dirait que je n’ai pas récupéré”, mais c’est faux, ils ont récupéré. »

Le duo en a fait l’expérience avant tous les grands rendez-vous. « C’est tout le temps un peu stressant, convient le quintuple médaillé mondial. Tu te demandes si ça va revenir. D’habitude, ça revient ! »

« Rien de spécial »

Bouchard n’est pas inquiet une seconde. Depuis le début de l’été, il constate les progrès du fondeur de 29 ans. Au-delà du chrono, chaque geste technique est plus puissant, mieux exécuté.

Le sent-il sur le point d’accomplir quelque chose de spécial à PyeongChang ? « Non, répond le coach. Il va faire la même chose qu’il a faite aux championnats du monde. Ce n’est pas spécial pour lui parce que c’est ce qu’il fait, Alex Harvey. Au final, c’est du ski de fond. Alex le fait parce qu’il aime ça. Parce qu’on est des fans de notre propre sport. Du ski de fond, on va en faire toute notre vie. Ce n’est rien de spécial. »

Confiant à l’approche de ses troisièmes Jeux olympiques, Harvey sent néanmoins le stress le gagner. Il se prend parfois à rêver à monter plus d’une fois sur le podium, alors qu’une seule médaille ferait amplement son bonheur. Il se concentre sur les choses qu’il peut contrôler.

« À date, tous les compteurs sont au vert, affirme Harvey. Si je réussis le travail qu’on pense pouvoir accomplir dans les trois prochaines semaines, je ne pourrai pas avoir de regrets. Après, c’est presque entre les mains du destin. »

PROGRAMME POTENTIEL D’ALEX HARVEY À PYEONGCHANG

Dimanche 11 février : skiathlon 30 km

Mardi 13 février : sprint classique individuel

Vendredi 16 février : 15 km style libre individuel

Dimanche 18 février : relais 4 x 10 km

Mercredi 21 février : relais sprint style libre

Samedi 24 février : 50 km classique départ groupé

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