Seiser Alm — Alex Harvey était en jeans et en t-shirt dans le stationnement de l’hôtel. Le soleil est généreux à Seiser Alm, même en fin d’après-midi. Arrivé quelques heures plus tôt, le fondeur transportait de l’équipement entre la camionnette de l’équipe et le dépôt à ski du Steger-Dellai, chic hôtel niché à 1900 mètres d’altitude au milieu de la neige immaculée des Dolomites.
Skis de fond aux pieds, Jodi Etcheverry-Perras, la massothérapeute, et John Flood, le physiothérapeute, s’élançaient de l’hôtel. À la brunante, ils se sont un peu égarés. Ils sont revenus en riant, racontant avoir plutôt grimpé une piste de ski... alpin, l’autre grand sport de l’Alpe di Siusi, appellation italienne de ce lieu germanophone.
Le décor est magnifique, nul besoin de cette pancarte du patrimoine mondial de l’UNESCO pour s’en convaincre. Des dizaines de kilomètres de pistes serpentent dans ce haut plateau entouré de rochers pointant à plus de 3000 m.
« C’est pour ça qu’on vient ici. C’est l’un des plus beaux endroits que j’ai vus pour faire du ski. Par rapport aux Alpes, les pics sont plus escarpés, plus dramatiques. »
— Alex Harvey
L’athlète de 29 ans est de belle humeur en ce 9 janvier. Deux jours plus tôt, il a fini troisième du Tour de ski, un résultat dont il ne se serait jamais cru capable il y a quelques années. L’épreuve signature du ski de fond se décide à l’Alpe Cermis, une piste de ski... alpin que les fondeurs grimpent.
Sur ce terrain particulier qui convient mal à ses aptitudes naturelles de glisseur, il s’était cassé les dents plus d’une fois, bloqué également par une circulation sanguine déficiente dans les jambes. « J’en ai toujours bavé », résume-t-il.
En 2015, il s’est fait opérer dans les deux artères iliaques pour régler le problème. Il s’est aussi entraîné en conséquence sur de nouvelles pistes de ski à roulettes asphaltées chez lui, au Mont-Sainte-Anne. De bons samaritains se sont échinés pour mener à bien ce projet destiné à l’élite québécoise.
Reconnaissant, Harvey était heureux de pouvoir leur offrir ce podium « le plus satisfaisant de [sa] carrière », qu’il range même au-dessus de son titre mondial au 50 km à Lahti.
Seuls le Suisse Dario Cologna et le Norvégien Martin Johnsrud Sundby, deux des meilleurs fondeurs de la dernière décennie, l’ont devancé à l’Alpe Cermis. La veille, il s’était aussi allié à Cologna pour dynamiter l’épreuve de 15 km classique, terminant troisième, son premier podium dans la spécialité en trois ans.
De quoi gonfler sa confiance en vue du 50 km classique qui conclura les Jeux olympiques de PyeongChang, lui qui s’était imposé en style libre à Lahti. Et oublier les trois quatrièmes places de cette première moitié de saison, néanmoins sa meilleure à vie, et de loin.
À Seiser Alm, Harvey a entrepris son ultime camp olympique en occupant le troisième rang du classement de la Coupe du monde. Ce passage obligé en altitude, qui se poursuit jusqu’à jeudi à Livigno, forcera son corps à s’adapter et stimulera la production de globules rouges, véhicules de l’oxygène aux muscles.
En plus de la masso et du physio, Harvey est accompagné de son entraîneur Louis Bouchard, venu le rejoindre de Québec, et de son coéquipier et grand ami Devon Kershaw, forfait dès le début du Tour en raison de violents ennuis intestinaux.
La routine est bien établie. « Je m’entraîne le matin, on mange, je vais me coucher, relate Harvey. Je m’entraîne l’après-midi, on se fait masser ou on a un traitement, on mange et on se couche. On ne fait rien d’autre que ça pour les trois prochaines semaines. »
Dans le repaire des Norvégiens
Tout est rose – ou presque. En route vers Seiser Alm, Harvey a reçu un appel catastrophé de Kershaw, arrivé en éclaireur quelques jours plus tôt. La réservation était introuvable à l’hôtel où l’équipe canadienne a ses habitudes. Aucune chambre n’était disponible.
Coup de fil énervé de Harvey à son entraîneur Bouchard, qui venait d’atterrir à l’aéroport d’Innsbruck : « Quoi ? Ça fait quatre ans qu’on planifie tout et trois semaines avant les Jeux, on n’a pas d’hôtel ? » Ils se sont presque raccrochés au nez.
La demande, faite des mois plus tôt, était tombée dans une « craque ». L’imbroglio s’est réglé promptement quand Kershaw a trouvé cinq chambres à l’hôtel où il logeait en attendant les autres. Le Steger-Dellai est le repaire habituel des Norvégiens à Seiser Alm. Kershaw est marié à une ex-membre de l’équipe, la médaillée olympique Kristin Størmer Steira, dont la photo autographiée orne un mur de la réception.
Harvey s’inquiétait pour la suite du camp à Livigno et le dernier arrêt à Seefeld, en Autriche, avant le grand départ pour la Corée du Sud. La proximité des pistes, la qualité de la nourriture, le confort des lits, la logistique du transport : ces éléments ont tous une valeur aux yeux du champion mondial.
« Pour être compétitifs avec les Norvégiens, les Russes, les Suédois, Dario [Cologna], c’est ce que ça prend, affirme l’athlète de 29 ans. Ce n’est pas pour rien si les Norvégiens viennent ici tout le temps. L’hôtelier connaît presque les intervalles qu’ils feront quand ils arrivent. »
À preuve, Bruno, l’hôtelier en question, porte toujours un manteau officiel de l’équipe norvégienne. Un matin, il a offert à Kershaw de le transporter en hélicoptère jusqu’à Val di Fiemme pour une séance d’intensité à plus basse altitude, un traitement royal accordé aux fondeurs norvégiens.
Bref, les Canadiens sont plutôt bien tombés. Bouchard a néanmoins dû aller faire une mise au point avec Harvey dès son arrivée. « Le souci du détail, c’est l’une des grandes forces d’Alex, témoignera-t-il un peu plus tard. Mais la ligne est mince, il ne faut pas capoter quand arrivent des imprévus. Là, ça devient une bombe. C’est à moi de le ramener. »
Le duo travaille ensemble depuis 13 ans. Il n’est pas rare de voir les deux hommes argumenter pour tout et pour rien. Leur confiance mutuelle est manifeste. Ils ne sont pas devenus amis pour autant.
« Si un de nous deux a l’impression que l’autre a fait une erreur ou une connerie, on est capables de se le dire, explique Harvey. Tantôt, on s’est un peu engueulés au téléphone, mais on s’est reparlé en personne et tout est redevenu correct. On a toujours eu une bonne relation, mais on a gardé une distance pour être capables de faire ça. »
Bouchard ne craint pas de « brasser » son athlète à l’occasion. En décembre, Harvey s’était satisfait d’une 10e place lors d’un 15 km libre à Davos, un lieu qui ne lui avait jamais réussi. Il affirmait à qui voulait l’entendre qu’un début d’épreuve conservateur était la voie à suivre pour lui. Le coach s’est emporté.
« Alex, c’est un pro et il croit beaucoup en ce qu’il dit, explique Bouchard. La majeure partie des choses, il les fait bien. Mais des fois, un athlète comme ça, il faut que tu rentres dans sa bulle, que tu rentres dans l’émotion. Il doit se faire dire les vraies affaires pour devenir meilleur. Ma job, c’est de le lui dire, sinon je perds mon temps. Dans ce temps-là, il ne dit pas un mot. »
Harvey a répondu en finissant au pied du podium quelques jours plus tard à Toblach. Il avait entrepris la course le couteau entre les dents. Sa saison olympique était bien lancée.