Science  Archéologie

Mystérieux Hochelaguiens

Dans le film Hochelaga, terre des âmes qui vient de sortir en salle, un jeune archéologue mohawk découvre sous le stade de football de l’Université McGill le village amérindien d’Hochelaga, visité par Jacques Cartier en 1535. À la fin du film, un chef mohawk le félicite d’avoir prouvé que leurs ancêtres habitaient alors Montréal. Mais qui exactement vivait à Hochelaga en 1535 ?

UN DOSSIER DE MATHIEU PERREAULT

Iroquoiens, Iroquois ou Hurons-Wendats

Pour la chef mohawk Christine Zachary Deom, de Kahnawake, 2017 n’a pas été une mauvaise année. L’ex-maire de Montréal, Denis Coderre, a déclaré que l’île était un « territoire mohawk non cédé ». Un parc portant un nom mohawk a été inauguré sur le sommet du mont Royal en juin. Et elle a assisté en septembre à la première montréalaise du film Hochelaga, terre des âmes, qui prenait l’affiche vendredi dernier.

« Le film reconnaît que les habitants d’Hochelaga en 1535 étaient des Mohawks, dit en entrevue la chef Zachary Deom. Dans le film, ils parlent mohawk. »

Le réalisateur du film est plus circonspect. « On ne veut pas rentrer dans le débat pointu historique, explique François Girard. Le seul fait d’évoquer la présence d’autochtones sur le territoire, c’est ça qui est important. »

« Nous, les Québécois, avons une très mauvaise connaissance de la géopolitique autochtone, des alliances et des migrations. Je ne suis pas historien, je ne suis pas anthropologue, je suis cinéaste. C’est un film sur l’amérindianité. »

— François Girard, réalisateur du film Hochelaga, terres des âmes

culture matérielle distincte

Le « débat historique » auquel fait référence M. Girard porte sur les « Iroquoiens du Saint-Laurent ». Il s’agit d’un peuple autochtone faisant partie de la famille iroquoienne, comme les Hurons-Wendats et les Iroquois, dont font partie les Mohawks. Mais les Iroquoiens du Saint-Laurent ont une culture matérielle distincte, notamment en poterie, révélée par l’archéologie depuis les années 60. À noter, le site d’Hochelaga, que Jacques Cartier situait à huit kilomètres des rives, n’a jamais été formellement identifié.

« La poterie n’est pas le seul critère archéologique qui permet de distinguer les Iroquoiens du Saint-Laurent (ISL) », dit Christian Gates St-Pierre, archéologue de l’Université de Montréal qui a notamment publié l’été dernier une étude, dans la revue Science Advances, montrant que les villages des Iroquoiens du Saint-Laurent sont disparus peu après l’arrivée de Jacques Cartier, probablement à cause de rivalités avec les Hurons-Wendats de l’Ontario et les Iroquois du nord de l’État de New York (d’autres chercheurs penchent pour des épidémies).

« En comparaison avec les autres groupes iroquoiens, ils font aussi un usage différent des outils en pierre, telles les pointes de projectiles. (Les ISL n’en fabriquent et n’en utilisent presque pas, contrairement aux autres nations iroquoiennes.) Il y a aussi des différences pour les types d’outils en os ou de pipes en céramique, parfois très différents d’un groupe à l’autre, ou encore les préférences alimentaires. Les Hurons-Wendats, et surtout les ISL, consommaient beaucoup plus de poisson que les Iroquois, par exemple. »

Un peuple qui « n’a pas disparu »

Comme les Iroquoiens du Saint-Laurent se sont probablement réfugiés auprès d’autres peuples autochtones, notamment les Hurons-Wendats, les différents peuples iroquois, les Algonquins et les Abénaquis, on peut considérer que les ancêtres des Hochelaguiens sont des membres de ces peuples, selon M. Gates St-Pierre. C’est également l’avis de Darren Bonaparte, « chercheur indépendant » mohawk qui publie sur son site Wampum Chronicles des essais d’histoire, d’archéologie et sur la tradition orale mohawk, et qui a publié en mai, dans la revue Canada’s History, un essai sur Hochelaga.

M. Bonaparte souligne notamment que les Relations des Jésuites évoquent un groupe algonquin, les Ononchataronons, qui se disaient les anciens habitants d’Hochelaga. D’autres chercheurs soulignent que le nom Ononchataronon est d’étymologie iroquoienne. « Pour moi, les Iroquoiens du Saint-Laurent étaient un peuple distinct, qui s’est dispersé et n’a pas disparu », dit M. Bonaparte en entrevue.

Le film a d’ailleurs un personnage algonquin. « Les Abénaquis et les Anishnabés [autre nom pour les Algonquins] fréquentaient Montréal à l’époque de Jacques Cartier », dit Geneviève Treyvaud, archéologue à l’INRS et consultante pour les Abénaquis.

L’anthropologue Serge Bouchard, qui a été consultant pour le film Hochelaga, terres des âmes, estime lui aussi que les Iroquoiens du Saint-Laurent étaient un peuple distinct des Hurons-Wendats et des Mohawks. « Les Iroquoiens du Saint-Laurent ont probablement été absorbés par l’univers wendat », dit M. Bouchard en entrevue.

« Les Mohawks sont à l’époque de Jacques Cartier parfaitement étrangers au Saint-Laurent. »

— Serge Bouchard

Pourquoi alors avoir choisi un personnage d’archéologue mohawk, ainsi qu’un chef mohawk, Mike Kanentakeron Mitchell d’Akwesasne, à la fin du film ? « On ne connaît pas la langue des Iroquoiens du Saint-Laurent, et il n’y a pas de locuteur huron vivant en ce moment, dit M. Bouchard. Alors on a utilisé le mohawk, qui était aussi une langue iroquoienne. Ce sont les Mohawks qui fournissent la langue, qui reproduisent les cérémonies. »

François Girard, de son côté, fait le parallèle avec son film Le violon rouge, qui se passe à Crémone, en Italie, au XVIIsiècle. « On ne connaît pas le dialecte de Crémone de cette époque », dit M. Girard.

Serge Bouchard considère qu’il est bien connu que les habitants d’Hochelaga en 1535 étaient des Iroquoiens du Saint-Laurent et non des Mohawks, et que le film ne portera pas à confusion. « Pour moi, dans le cinéma, il n’y a pas de lien entre ceci et cela, dit M. Bouchard. Après tout, Geronimo a déjà été joué par Anthony Quinn. »

Les Iroquoiens en huit dates

Entre - 500 av. J.-C. et 1000

Premières traces archéologiques iroquoiennes au Québec, en Ontario et dans le nord de l’État de New York

1300

Les populations iroquoiennes vivent dans des villages agricoles de maisons longues.

1450

Les villages iroquoiens se déplacent vers des sites plus faciles à défendre, en hauteur et plus éloignés des cours d’eau, avec des palissades.

1535

Jacques Cartier visite Hochelaga et rapporte l’existence de villages avec palissades dans l’île, ainsi qu’en aval et en amont.

1540

Début de la disparition des sites iroquoiens du Saint-Laurent

1541

Jacques Cartier visite Montréal, mais ne mentionne pas Hochelaga.

1580

Fin de la disparition des sites de la culture des Iroquoiens du Saint-Laurent

1603

Exploration de la vallée du Saint-Laurent par Samuel de Champlain, qui ne note aucun village habité en permanence

Sources : Science Advances, Encyclopédie canadienne

Preuves, indices et découvertes

Au début du XXe siècle, des historiens ont proposé que les habitants d’Hochelaga étaient des Mohawks qui ont ensuite migré vers le sud. Depuis les années 60, des découvertes archéologiques ont amené l’hypothèse des mystérieux Iroquoiens du Saint-Laurent. D’autres chercheurs écument les récits de Jacques Cartier et les Relations des Jésuites. Voici quelques-uns des indices de l’identité des Hochelaguiens de 1535.

POTERIE

De manière générale, les poteries des Iroquoiens du Saint-Laurent ont des motifs plus complexes que celles des Hurons-Wendats et des Iroquois de l’État de New York, notamment les Mohawks, selon l’archéologue Christian Gates St-Pierre. Par exemple, il y a des encadrements de motifs, ainsi que des motifs en forme d’échelle et des points appelés « ponctuations circulaires » ou « au roseau ». Les Hurons-Wendats, eux, ont comme caractéristique des rebords ornés à l’encolure, appelés carènes. Enfin, les Mohawks ont des encoches larges et profondes ainsi qu’une délimitation plus courte de la base de la zone décorée.

TRADITION ORALE

La chef mohawk Christine Zachary Deom, de Kahnawake, rapporte que la tradition orale mohawk place Montréal solidement à l’intérieur du territoire mohawk. Dans cette tradition, Montréal s’appelle Otsira’kè:ne, « Là où brûle le feu du Grand Conseil », mot qui, selon elle, se prononce comme Hochelaga. De leur côté, les Hurons-Wendats rapportent que leur tradition orale, transcrite aux XVIIIe et XIXe siècles, considère que les habitants d’Hochelaga en 1535, et plus globalement tous les Iroquoiens du Saint-Laurent, sont leurs « ancêtres » parce qu’ils se sont réfugiés dans les communautés huronnes-wendates de l’Ontario après leur dispersion à la fin du XVIe siècle, selon deux présentations d’un symposium historique tenu à Midland, en Ontario, en octobre 2015, qui ont été publiées en 2016 dans la revue Ontario Archeology. Malgré plusieurs demandes d’entrevue, il n’a pas été possible de parler aux auteurs des deux présentations, Louis Lesage et Jean-François Richard, de la Nation huronne-wendate de Wendake.

JÉSUITES

On trouve dans les écrits du jésuite Barthélemy Vimont un passage datant de 1642, où deux chefs autochtones se rendent sur le mont Royal en compagnie de Français. Il s’agit de l’une des principales preuves écrites de la dispersion des Hochelaguiens et de leur adoption par les Hurons et les Iroquois, entre autres. « Après la Feste on sut visiter les grands bois qui couvrent cette Isle ; & estans amenez à la montagne dont elle tire son nom, deux des principaux Sauvages de la troupe, s’arrestans sur le sommet, nous dirent qu’ils estoient de la nation de ceux qui avoient autrefois habité cette Isle : puis en étendant leurs mains vers les collines qui sont à l’Orient & au Sud de la montagne ; Voilà, faisoient ils, les endroits où il y avoit des Bourgades remplies de tres-grande quantité de Sauvages ; les Hurons, qui pour lors nous estoient ennemis, ont chassé nos Ancestres de cette contrée, les uns se retirerent vers le pays des Abnaquiois, les autres au pays des Hiroquois, & une partie vers les Hurons mesmes, & s’unissant avec eux ; & voilà comme cette Isle s’est renduë deserte. »

LINGUISTIQUE

Un anthropologue ontarien, John Steckley, étudie depuis une trentaine d’années les langues iroquoiennes. Lors du symposium de Midland de 2015, il a présenté une analyse des différences entre les langues des Iroquoiens du Saint-Laurent et des Hurons-Wendats, basée sur un dictionnaire récollet de 1624, et les quelque 165 mots du lexique préparé par Jacques Cartier. « Il y a cinq grandes différences, dit M. Steckley, qui est retraité du collège Humber à Toronto. Le m en iroquoien du Saint-Laurent devient un w en wendat, par exemple amé ou awen pour “arroser”. Le n devient nd en wendat, par exemple canada ou yandata pour “village”. Pour ce qui est des différences entre le mohawk et l’iroquoien du Saint-Laurent, la principale est qu’il existe en iroquoien du Saint-Laurent à la fois des l et des r, alors que les langues iroquoises ont soit le l, soit le r. » Les Mohawks sont l’un des peuples iroquois. La chef mohawk Christine Zachary Deom souligne par contre que le l et le r se prononcent de manières très semblables. De son côté, l’anthropologue Roland Viau, auteur notamment du livre Amerindia de 2015, estime que les Iroquoiens du Saint-Laurent parlaient probablement plusieurs dialectes.

« Pour en avoir le cœur net, il faudrait analyser le lexique de Cartier, le dictionnaire du récollet Sagard de 1624, le lexique du jésuite Jacques Bruyas de 1655 et celui du jésuite Chaumonot, qui a probablement été rédigé entre 1675 et 1700 », dit M. Viau.

LE MAIRE DE WESTMOUNT

William Douw Lighthall était un avocat montréalais qui a été maire de Westmount de 1900 à 1903. Il était aussi poète et archéologue à ses heures. En 1899, il a publié un essai, Hochelagans and Mohawks : A Link in Iroquois History, où il affirmait que les habitants d’Hochelaga en 1535 avaient ensuite migré vers le sud, fondant les communautés mohawks de Kahnawake, Kanesatake et de l’État de New York. Pour le récompenser de son appui, Kahnawake l’a sacré en 1909 « chef honoraire » sous le nom de Ticonderoga, selon un mémoire de maîtrise de l’Université McGill de 1991. « La thèse de Lighthall a été très influente pour les Mohawks, parce qu’elle recoupait certaines traditions orales », dit le chercheur indépendant Darren Bonaparte.

LA GRANDE PAIX DE 1701

Selon l’archéologue Geneviève Treyvaud, on peut considérer que tous les peuples autochtones qui ont signé la Grande Paix de Montréal en 1701 fréquentaient Montréal sur une base régulière. Outre les Hurons-Wendats, les Mohawks et les autres Iroquois, les Abénaquis et les Algonquins, on retrouve parmi les signataires des Cris, des Micmacs, des Malécites ainsi que des peuples venus d’aussi loin que le Wisconsin, l’Iowa et le Mississippi.

LA TAILLE DES MAISONS

Une chose est sûre, selon l’archéologue Geneviève Treyvaud : la taille des maisons longues d’Hochelaga visitées par Jacques Cartier en 1535 est trop grande pour qu’il s’agisse d’un village abénaquis ou algonquin. Jacques Cartier évoque une cinquantaine de maisons de 15 mètres de long abritant chacune une quarantaine de personnes.

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