Une journée dans la vie d’un autiste

La douce prison des Lemay

Depuis 27 ans, Guylaine Robert et Mario Lemay prennent soin de leur fils autiste, Alexandre. À l’aube de la soixantaine, les parents se demandent combien de temps encore ils pourront veiller sur leur garçon, qui ne parle pas et est aussi autonome qu’un enfant de 2 ans. La Presse a passé une journée avec eux afin de témoigner de la lourdeur, mais aussi de la beauté, du quotidien auprès d’un adulte autiste. Une clientèle pour qui les services sont peu nombreux, et souvent mal adaptés au Québec.

8 h 15 : Dans la cuisine du petit bungalow des Lemay, à Saint-Jérôme, Mme Robert boit son café debout en préparant un smoothie fraises-bananes pour son fils. Dès le réveil, Alexandre doit avaler huit pilules pour traiter différents maux, dont son épilepsie. Mme Robert prépare aussi un verre d’eau dans lequel elle dilue une bonne quantité de diurétique, pour éviter que son fils ne souffre de constipation. La mère se dirige ensuite près de la chambre d’Alexandre. Elle pose au mur une série de pictogrammes qui présentent dans le détail toutes les activités que son fils fera durant la journée. « Ça le sécurise dans le temps et l’espace », dit-elle.

8 h 30 : Le réveil d’Alexandre sonne. « Salut, beau jeune homme », dit sa maman en le guidant doucement vers les toilettes. Le père explique qu’au cinéma et à la télévision, la plupart des personnes autistes présentées sont de « haut niveau ». « Comme des Rainman. Mais les autistes comme Alexandre, ce n’est pas ça du tout », dit-il. Alexandre ne parle pas. Il est extrêmement sensible au bruit et à la lumière. Il pousse régulièrement de petits cris et se tord frénétiquement les mains dès qu’il est anxieux. « Mains tranquilles », disent régulièrement ses parents, en amenant Alexandre à poser ses mains sur ses genoux pour se calmer. « Si on le laisse faire, il développe des ampoules sur les doigts », explique Mme Robert.

Alexandre sort de la salle de bains et regarde son « agenda ». Il va au salon ouvrir les rideaux. Puis il retourne aux pictogrammes. Même avec cet outil, le jeune homme recherche souvent l’approbation d’un adulte avant de faire quoi que ce soit. Durant la journée, les parents peuvent prononcer le nom d’Alexandre des centaines de fois. Guidé par son père qui l’appelle, Alexandre revient à la cuisine et boit d’une traite son verre de diurétique. Puis il s’assoit à la table. « Yahoo ! », dit le jeune homme qui semble fébrile et d’excellente humeur.

C’est à l’âge de 3 ans qu’Alexandre a reçu son diagnostic d’autiste non verbal. Au fil d’efforts titanesques, Mme Robert a enseigné plusieurs notions à son fils, comme accepter d’être caressé, être propre et sortir en public. La mère a dû emmener son fils des dizaines de fois au centre commercial, en franchissant chaque fois une distance de plus en plus grande, avant que ce dernier n’accepte d’y magasiner. À l’adolescence, être en public avec Alexandre n’était pas simple. Il avait développé une fixation sur les fermetures éclair, qui devaient toujours être fermées. « Dans des magasins, il courait après des madames et essayait de fermer le zipper de leur sacoche. Tu vois le drame… », raconte Mme Robert en riant, tout en mouchant le nez de son fils.

Quelques jours avant la visite de La Presse à la mi-décembre, Mme Robert et M. Lemay ont appris que la personne-ressource qui s’occupait d’Alexandre plusieurs jours par mois était tombée malade. « On a reçu ça comme une tonne de briques. On retourne en prison », dit M. Lemay. Ce dernier assure ne pas vouloir se plaindre ni blâmer l’aidante, pour qui il a énormément de reconnaissance. Mais sans soutien extérieur pour s’occuper de leur fils, les Lemay voient leur quotidien bouleversé. Les temps libres sont rares. Très rares. « À 60 ans, c’est de plus en plus difficile », note le père. Au Québec, le manque de services pour les adultes autistes a souvent été décrié. « Quand ils finissent l’école à 21 ans, les adultes autistes n’ont rien d’autre à faire que de s’asseoir chez eux. Ils n’ont toujours pas de services », constate la présidente de la Fédération québécoise de l’autisme, Jo-Ann Lauzon. Celle-ci rappelle qu’en 2012, le Protecteur du citoyen avait constaté le manque de services aux adultes autistes. En 2017, le gouvernement a annoncé l’investissement de 29 millions de dollars par année jusqu’en 2022 afin de mieux soutenir les personnes autistes. « Mais sur le terrain, on ne voit pas d’amélioration », dit Mme Lauzon.

Au cours des dernières années, Alexandre a séjourné en ressource d’hébergement. Mais une première ressource a fermé, ce qui a forcé Alexandre à déménager. Dans une autre ressource, la cohabitation avec la clientèle, qui présentait des problèmes variés, n’a pas été un succès. « Des ressources d’hébergement existent au Québec. Mais elles sont pensées pour un autre type de clientèle », résume Mme Lauzon.

Si leur dévouement envers leur fils est manifeste, les Lemay ne peuvent cacher la lourdeur de leur quotidien. Et avec les années qui passent, la tâche est d’autant plus difficile. Après avoir traversé des deuils et plusieurs maladies ces dernières années, dont deux cancers, les Lemay voient leur réserve d’énergie s’épuiser. « Mais on continue parce qu’on adore notre gars. Alexandre est vraiment affectueux, dit M. Lemay, tout en embrassant son fils. Il nous apporte tellement de bonheur. Il a un cœur pur. » « Mais on se demande toujours ce qui va arriver quand on ne sera plus là », ajoute Mme Robert. Les Lemay ont une autre fille de 28 ans. Mais pas question pour eux de lui demander de s’occuper d’Alexandre à leur mort. « Elle a sa vie. On ne veut pas lui imposer ça », dit la mère.

Les Lemay estiment que la meilleure issue pour Alexandre serait la création de maisons faites sur mesure pour accueillir des adultes autistes. Une maison du genre verra le jour en 2019 à Varennes. Un projet financé par la Fondation Véro et Louis. Le projet permettra d’accueillir une vingtaine d’adultes autistes. Les Lemay s’impliquent dans la fondation et souhaitent l’implantation d’une telle maison dans les Laurentides. Jo-Ann Lauzon, présidente de la Fédération québécoise de l’autisme, ajoute que plusieurs autres projets semblables sont mis sur pied par des parents aux quatre coins du Québec. « La solution, c’est de financer ces projets. De financer les services à la hauteur des besoins et des spécificités de chaque clientèle », affirme-t-elle.

« Si on avait une maison comme ça dans les Laurentides, c’est ce qui répondrait le mieux aux besoins d’Alexandre », note Mme Robert, qui est toutefois consciente que ce projet pourrait mettre encore des mois à voir le jour. D’ici là, les Lemay continueront de veiller sur leur fils dans leur douce prison.

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Taux de prévalence de l’autisme au Québec

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