Attentat à Paris  Chronique

L’arme absolue

C’est une scène de C’est dur d’être aimé par des cons, documentaire relatant le procès fait en France à Charlie Hebdo en 2007 pour avoir osé insulter l’islam en publiant des caricatures jugées offensantes pour les musulmans.

Philippe Val, alors directeur de l’hebdomadaire satirique, participe à une table ronde à RTL. On lui demande pourquoi seul son journal est attaqué en cour, et pas Paris Soir, et pas L’Express, deux autres périodiques ayant publié les caricatures offensantes, émanant elles-mêmes du journal danois Jyllands-Posten.

— On a dû croire que ce serait plus facile, théorise-t-il, qu’on pourrait assassiner Charlie Hebdo derrière un tas de bois…

Un des participants interrompt Val, un peu courroucé : 

— Vous ne risquez pas l’assassinat, vous ne risquez pas la mort, vous risquez 22 000 euros d’amende…

Paroles prophétiques.

En 2006, 2007, Charlie Hebdo était l’un des seuls médias dans le monde à avoir publié ces images offensantes aux yeux des musulmans les plus obscurantistes. Charlie Hebdo, avec quelques autres, était seul au front, seul à publier ces images par principe, celui de la liberté – liberté d’informer, liberté de parole, liberté de rire de qui on veut, de ce qu’on veut.

De par le monde, de grands médias – j’ai travaillé pour deux d’entre eux, Québecor et Gesca – avaient décidé de ne pas publier ces images, pour-ne-pas-jeter-de-l’huile-sur-le-feu. Des journalistes ont dénoncé Charlie Hebdo, l’accusant de provocation. La présidence française avait exprimé les mêmes réserves.

Je regarde dans le rétroviseur, et l’évidence me frappe de plein fouet : c’était une erreur.

C’était une erreur de (presque) nous tous de ne pas avoir publié ces dessins de Mahomet, d’avoir choisi l’apaisement, pour une raison bien simple : c’est un argument raisonnable, mais malheureusement, les fous d’Allah ne sont pas raisonnables.

Nous sommes tous Charlie, dit-on aujourd’hui.

Avant hier, pas tellement…

Si Charlie Hebdo n’avait pas été seul au front, ses railleries auraient été la norme, pas l’exception : Cabu, Charb, Wolinski et les autres n’auraient pas été le seul paratonnerre des obscurantistes assez fêlés pour penser effacer des dessins avec des balles.

***

Dans C’est dur d’être aimé par des cons, les Val, Cabu, Charb et compagnie font férocement la nuance : les musulmans ne sont bien évidemment pas tous des terroristes. Le titre du documentaire est calqué sur un dessin de Cabu, qui montre Mahomet se couvrant les yeux, tout en maugréant, justement, que c’est dur d’être aimé par des cons, les terroristes…

Il y a une leçon dans les paroles des artisans de Charlie Hebdo, bien avant le drame d’hier : il faut être impitoyable avec la minorité de croyants prêts à la violence, soit, mais sans s’en prendre à tous les pratiquants.

La civilisation, elle n’est pas seulement dans les traits de génie humoristiques de Charlie Hebdo : elle est aussi dans cette nuance que les André Drouin de ce monde sont incapables de faire.

Hier, Philippe Val – qui ne travaille plus chez Charlie Hebdo – a accordé une entrevue à France Inter. Il a pleuré ses camarades. « J’ai perdu tous mes amis », a-t-il dit. Avant d’ajouter ces paroles capitales : « C’est l’arme absolue, le rire. Il faut laisser les gens ridiculiser les salopards. »

Ce qui me fout le vertige, personnellement, c’est la facilité avec laquelle ces cons peuvent frapper, de nos jours. Finis les shows à grand déploiement, les avions détournés et les bombes dans le métro. Quelques AK-47, une cible facile – centre commercial, centre-ville, journal –, et hop, l’onde de choc est mondiale. C’est le nouveau visage du terrorisme.

Comment on déjoue ça ?

Les F-35 sont inutiles contre ça, de même que les missiles de croisière et les soldats les mieux entraînés du monde. Le seul rempart contre cette terreur intime, c’est la convergence du renseignement et du travail policier, dans l’ombre.

Mais, de la même façon que le réchauffement climatique va rendre nos hivers plus doux et nos incendies de forêt plus violents, le corollaire de cette époque de terreur intime est d’une limpidité morbide : il sera impossible de déjouer tous les cons tout le temps.

De cela, je suis sûr.

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