Analyse

Le Frankenstein de la droite canadienne

OTTAWA — La décision du gouvernement conservateur de Doug Ford de mettre la hache dans le projet de création de l’Université de l’Ontario français, alors qu’il était sur le point d’aboutir, et d’abolir le Commissariat aux services en français, en invoquant la précarité des finances de la province, suscite l’indignation aux quatre coins du pays.

En passant ainsi les droits des Franco-Ontariens à la déchiqueteuse au nom de la rigueur budgétaire, Doug Ford risque de provoquer une nouvelle crise linguistique qui dépasse les frontières de sa province et pourrait avoir des échos aux prochaines élections fédérales, prévues en octobre 2019. D’autant que des tensions linguistiques couvent aussi dans une autre province, le Nouveau-Brunswick, où le Parti progressiste-conservateur de Blaine Higgs a pu prendre le pouvoir récemment en obtenant l’appui de trois députés de l’Alliance des gens du Nouveau-Brunswick, nouveau parti hostile au bilinguisme.

De Toronto à l’Acadie en passant par Québec, les réactions ont été virulentes hier. « Je trouve ça vraiment mesquin », a laissé tomber le maire de Québec, Régis Labeaume, qui s’est senti interpellé en tant que maire fondateur du Réseau des villes francophones et francophiles d’Amérique.

La gifle est telle que le premier ministre du Québec, François Legault, lui aussi interpellé par les députés de l’opposition à l’Assemblée nationale par l’entremise des médias sociaux, a promis de soulever ce dossier durant la rencontre prévue avec Doug Ford lundi à Toronto. La nouvelle université – un projet que caressent les Franco-Ontariens depuis des décennies et pour lequel le gouvernement fédéral avait accepté de verser une contribution financière – devait accueillir ses premiers étudiants dès 2020. « Ce sont des sujets dont je vais discuter avec M. Ford, parce que, évidemment, je souhaite que l’on protège le français en Ontario autant que possible », a-t-il dit hier, de passage à Boston.

L’indignation est d’autant plus vive que Doug Ford avait affirmé, durant la campagne électorale en Ontario, et après sa victoire en juin, que le projet de l’Université de l’Ontario français irait de l’avant, comme prévu. 

Des propos rassurants repris à son compte par la procureure générale de l’Ontario et ministre responsable des Affaires francophones, Caroline Mulroney, mais qui ont vite été reniés dans l’énoncé économique du ministre des Finances Vic Fedeli, jeudi à Queen’s Park, qui annonce un déficit de 14,5 milliards de dollars pour l’exercice financier en cours.

« Les disciples de Lord Durham [...] viennent d’épandre une nouvelle couche de boue sur les espoirs de la minorité francophone, comme pour rajouter à toutes ces tentatives d’enterrement du fait français qui ont marqué l’histoire du Canada et de cette province en particulier », a tonné hier le président général de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, Me Maxime Laporte.

Ce coup de hache du gouvernement Ford n’est pas sans rappeler celui qu’avait donné en février 1997 l’ancien gouvernement conservateur de Mike Harris, qui avait tenté de fermer le seul hôpital universitaire francophone de l’Ontario, l’hôpital Montfort, à Ottawa, déclenchant une mobilisation sans précédent des Franco-Ontariens pour sauver cet établissement. Après cinq années de lutte et de mobilisation du groupe SOS Montfort, le gouvernement Harris avait été contraint de battre en retraite, rabroué par les tribunaux pour cet affront aux droits linguistiques.

Le redoutable avocat franco-ontarien spécialisé en droits linguistiques Me Ronald Caza, qui avait mené avec succès la bataille judiciaire pour sauver Montfort, est prêt à reprendre le combat. « La Cour suprême est claire : sauver de l’argent n’est pas un motif valide ou valable pour justifier de mettre fin à des institutions », a-t-il confié à la radio de Radio-Canada d’Ottawa.

Cette décision du gouvernement Ford a d’ailleurs déjà provoqué de vives flammèches sur la scène fédérale entre les libéraux de Justin Trudeau et les conservateurs d’Andrew Scheer, notamment sur les réseaux sociaux.

La ministre fédérale des Langues officielles, Mélanie Joly, a lancé les hostilités dès jeudi soir en exhortant le chef conservateur Andrew Scheer à se « tenir debout » et à dénoncer cette décision inacceptable de son « allié » Doug Ford.

Des propos qui ont soulevé l’ire de plusieurs députés conservateurs du Québec, et même du chef de cabinet d’Andrew Scheer, Marc-André Leclerc. « Comme fier bleuet du Lac-Saint-Jean, je suis très heureux de servir un chef comme @AndrewScheer, qui défend et travaille pour tous les francophones à travers le pays. Votre attaque est de la basse politique, qui n’est pas à la hauteur de votre fonction », a-t-il affirmé dans sa riposte sur Twitter.

Jointe hier à Victoria, Mélanie Joly en a rajouté. « La décision de Doug Ford est non seulement inacceptable, elle est profondément choquante. La réalité, c’est qu’il avait promis en campagne électorale qu’il allait respecter le projet d’une université francophone en Ontario. Dans notre plan sur les langues officielles, on a mis de l’argent dans ce projet. C’est un énorme symbole. Mais il n’y a pas un maudit chat au sein du Parti conservateur à Ottawa qui dénonce cela », a dit Mme Joly. 

« Andrew Scheer dit être l’allié de Doug Ford. Mais que fait-il quand Doug Ford s’attaque aux francophones ? Il ne dit rien. Son silence fait de lui un complice de Doug Ford. » 

— Mélanie Joly, ministre des Langues officielles

En fin de journée, hier, le bureau d’Andrew Scheer a tenu à faire savoir qu’il fallait « toujours chercher à améliorer les services aux communautés de langues officielles en situation minoritaire, car le bilinguisme canadien est un atout que nous devons chérir et protéger ».

Selon le sondeur Nik Nanos, de la firme Nanos Research, l’arrivée au pouvoir de Doug Ford en Ontario plombe déjà les appuis au Parti conservateur d’Andrew Scheer dans la province. Ce dernier pourrait payer un prix politique important s’il est vu comme un proche allié de Doug Ford.

« En ce moment, les libéraux de Justin Trudeau recueillent 47 % des appuis en Ontario et les conservateurs obtiennent 31 %. En mars, c’était le contraire. Les conservateurs obtenaient 44 % et les libéraux, 40 %. Doug Ford est le chef conservateur le plus connu non seulement en Ontario, mais aussi à travers tout le pays. Il est en train de redéfinir le mouvement conservateur au Canada. Mais cela pourrait contribuer à mobiliser les électeurs progressistes derrière les libéraux de Justin Trudeau aux prochaines élections aux quatre coins du pays », a analysé M. Nanos, dont la firme a prédit avec beaucoup de précision les scrutins fédéraux tenus depuis 2004.

Durant les élections provinciales, Doug Ford a eu recours aux tactiques du président des États-Unis Donald Trump en attaquant de front les médias et les prétendues élites, misant sur un populisme primaire pour battre les libéraux de Kathleen Wynne. Maintenant qu’il est au pouvoir, Doug Ford utilise les recettes de Mike Harris en s’en prenant aux institutions francophones de l’Ontario.

En l’espace de quelques mois à peine, le premier ministre de l’Ontario est littéralement devenu une sorte de Frankenstein de la droite canadienne – un mélange de Donald Trump et de Mike Harris – qui non seulement sème l’horreur dans sa propre province, mais cause tout un émoi politique dans le reste du pays.

Francophonie ontarienne

La ministre LeBel fait part de ses « inquiétudes » à caroline mulroney

La ministre québécoise de la Justice, des Relations canadiennes et de la Francophonie canadienne, Sonia LeBel, affirme avoir discuté avec son homologue ontarienne, Caroline Mulroney, pour lui faire part de ses « inquiétudes » concernant « la fin du projet d’université francophone à Toronto et [le] transfert de la responsabilité du Commissariat aux services en français au Bureau de l’ombudsman ». « Caroline Mulroney m’a fait part de son engagement envers la communauté franco-ontarienne et des défis budgétaires auxquels le gouvernement de l’Ontario fait face », a écrit Mme LeBel sur Twitter. Selon plusieurs médias, l’équipe des communications de Mme Mulroney, procureure générale de l’Ontario et ministre déléguée aux Affaires francophones, a indiqué qu’elle n’était pas disponible cette semaine pour donner des entrevues.

— Hugo Pilon-Larose, La Presse

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