Opinion : Langue française

Quand les dictionnaires ouvrent leurs pages à l'anglais

Chaque année, à pareille période, les grands dictionnaires français lancent leur tout dernier cru lexicographique. Pour nous appâter, ils misent sur les mots nouveaux, en particulier ceux d’origine anglophone (vu que c’est in), tels, cette année, « e-sport », « gameur », « hacktivisme », « liker », « playlist », « showcase » et « storytelling ». On nous réserve probablement « helper » (bénévole), si cher au président français Emmanuel Macron, pour l’année prochaine.

Il faut réécouter la chanson du clairvoyant Léo Ferré, La langue française, sortie en 1960, pour se rendre compte que l’attachement immodéré de nombreux locuteurs européens de langue française pour l’anglais ne date pas d’hier. Toutes les occasions sont bonnes pour émailler les propos de ces derniers d’expressions ou de mots anglais qui font le tour de la ville, bientôt repris et relancés par les médias traditionnels et sociaux, jusqu’à ce que les grands dictionnaires les décrètent « consacrés par l’usage ». Je voudrais leur dire ceci : « Cessez d’être subjugués par le chant des sirènes anglo-saxonnes. Résistez plutôt au bulldozer culturel conduit aujourd’hui par Donald Trump et Theresa May. »

Cette déplorable mode du tout-à-l’anglais, qui contamine toutes les sphères de la société, ne fait qu’appauvrir la langue française.

À l’inverse, c’est enrichir la langue française que de nommer les nouvelles réalités et choses dans des mots qui lui font écho (et c’est aussi faire preuve d’inventivité). Ainsi « courriel », « égoportrait » et « cyberactivisme » sont-ils apparentés à des mots qui nous sont familiers, alors que « e-mail », « selfie » et « hacktivisme » sont pour ainsi dire orphelins. Voici ce que pense l’Office québécois de la langue française de ce dernier terme : « L’emprunt intégral adapté "hacktivisme" ne s’inscrit pas dans la norme sociolinguistique du français au Québec. De plus, il ne s’intègre pas au système linguistique du français sur les plans morphologique et sémantique. » Comment ne pas être d’accord ?

Plus on attend avant de suggérer un équivalent sonnant français, plus on risque l’adoption définitive de l’original indésirable. Et si en sus ce dernier est sanctionné par un dictionnaire, la côte n’en est que plus dure à remonter. Cependant, si un équivalent n’est pas adopté rapidement par ceux censés l’utiliser, il faut avoir le courage de s’en débarrasser. Ainsi, « gaminet », un mot ridicule mort-né que personne n’ose dire au Québec de peur de faire rire de lui (« tee-shirt » semble avoir remporté la mise).

Pour protéger l’islandais, une très vieille langue, les nouveaux mots créés dans le monde sont systématiquement traduits.

Une espèce d’office de la langue islandaise supervise le tout. Par exemple, le mot « téléphone », qui a pourtant été largement adapté dans le monde, n’a pas trouvé grâce aux yeux des Islandais et a été traduit par « síminn », un vieux mot sorti des oubliettes pour l’occasion. Les Vikings de la langue sont peu nombreux, environ 338 000, mais ils nous montrent la voie à suivre.

Une entité pour protéger le français

Cette idée n’est pas nouvelle, mais je la réitère : il faudrait créer une entité qui veillerait à la protection du français dans le monde, à son enrichissement et, pourquoi pas, à son rajeunissement (si on pouvait réussir à faire disparaître ses irritants, le français serait peut-être moins difficile à maîtriser). Une espèce d’Académie française internationale, alerte et moderne, constituée des meilleurs professionnels qui soient, qui interpellerait tous les locuteurs de langue française de par le monde et qui gagnerait leur respect et leur confiance. Une Académie qui pourrait même éditer son propre dictionnaire ou influencer les dictionnaires existants.

Pour finir, quelle est cette idée saugrenue de vendre un dictionnaire « 2018 » plus de six mois avant l’arrivée de ladite année (cela fait penser aux vendeurs d’autos) ? Si les éditeurs attendaient décembre, les omissions seraient forcément moins fréquentes, comme celle relevée dans Le Petit Larousse illustré 2005, qui n’indique pas, page 754, dans le tableau des Jeux olympiques d’été, ceux d’Athènes, qui se sont pourtant déroulés en août 2004.

En outre, est-il vraiment nécessaire de lancer chaque année sur le marché un nouveau dictionnaire papier ? Ne vaudrait-il pas mieux laisser les mots nouveaux mûrir et subir l’épreuve du temps ? Ce qui me fait dire aux intéressés : ne tombez pas annuellement dans le panneau du dico nouveau, dépensez plutôt votre pécule sur deux bouquins d’un auteur peu connu, qui gagnerait à l’être. Un nouveau dictionnaire tous les cinq ou dix ans devrait être amplement suffisant. La grande Marguerite Yourcenar n’a-t-elle pas écrit ses chefs-d’œuvre avec un dictionnaire datant de 1927 ? Prenons-en de la graine !

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.