Chronique

Où sont passés les oiseaux ?

Il n’est pas disparu, il est seulement caché, celui-là. À huit heures, le petit-duc maculé roupille encore dans le creux d’un hêtre ou d’un érable du bois du parc Angrignon, après une dure nuit de chasse au campagnol. Plus tard, il s’installera à l’ouverture de la cavité, les yeux mi-clos, face au soleil.

Cet écrin forestier en pleine ville est un rendez-vous des ornithologues de Montréal. Des grands pics ont laissé leur marque sur les vieux hêtres et les érables fatigués. Pour l’heure, c’est son minuscule cousin, le pic mineur, qui tambourine sur un tronc. Il y a des sittelles à poitrine blanche et les inévitables mésanges à tête noire.

Pas de quoi se vanter sur eBird, le réseau social multilingue des amis des observateurs et des collectionneurs d’oiseaux rares. C’est là que vous apprendrez qu’un moqueur polyglotte a été vu par Untel à telle intersection, dans Saint-Michel.

Pour les mésanges, le « cocheur » passe tout droit. Et pourtant, me dit Marc-André Villard en sortant des graines de tournesol de sa poche, ce volatile n’en est pas moins fascinant.

« On s’est rendu compte qu’elles percevaient les rayons ultraviolets : ça leur permet de voir les ailes transparentes des insectes qui se cachent dans les interstices des écorces et d’aller les chercher… »

Marc-André Villard a fait carrière comme prof de biologie à l’Université de Moncton, où il a eu pendant dix ans une chaire de recherche du Canada en « Conservation des paysages ». Paysages non pas dans le sens pittoresque, mais dans le sens écologique : la mosaïque des différents milieux naturels.

Il siège aussi au Cosepac, ou Comité sur la situation des espèces en péril au Canada. C’est le Cosepac qui dresse la liste officielle des espèces en voie d’extinction, avec les obligations juridiques de protection et de réhabilitation des habitats que cela entraîne. C’est l’évaluation de ce comité qui a forcé l’abandon d’un projet de port gazier à Cacouna, pour protéger les bélugas.

Marc-André est aussi un ami d’enfance. À 8 ans, il tripait déjà sur les oiseaux. Il m’a initié à ce monde de couleurs et de sons. Même si je ne me promène presque plus jumelles au cou, une fois ouverte cette fenêtre sur la beauté de la nature, elle ne se referme plus. Le ciel n’est plus jamais vide, les printemps sont plus riches et surprenants.

« J’ai commencé en regardant un livre en noir et blanc sur les oiseaux du Québec [de Jean-Luc Grondin et Raymond Cayouette], dit-il. Chaque fois que je voyais l’oiseau ensuite dans la nature, je n’en revenais pas de ses couleurs ! »

Un doctorat, deux postdocs et des années de recherche plus tard, qui de mieux pour me parler de ce qui prend des allures de catastrophe écologique : la disparition massive de dizaines d’espèces d’oiseaux ?

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Y aura-t-il toujours des chants d’oiseaux et des hirondelles pour annoncer les beaux jours ? La question se pose sérieusement dans les campagnes.

Depuis quelques années déjà, on a identifié diverses espèces au Québec comme dans le reste de l’Amérique du Nord dont la population décroît à un rythme affolant. Les hirondelles rustiques (autrefois « des granges »), mais aussi les hirondelles bicolores, très communes il y a 20 ou 30 ans, sont décimées – dans certains cas à plus de 90 %. Le martinet ramoneur, la grive des bois, le goglu des prés, la sturnelle des prés, le célèbre gros-bec errant, les oiseaux de rivage aussi, bécasseaux, pluviers…

Certaines populations d’oiseaux maritimes ont connu une diminution de 70 % au cours des 60 dernières années.

En France, le Centre national de la recherche scientifique déclarait il y a deux semaines qu’en seulement 15 ans, on avait assisté à une « disparition massive » et « à une vitesse vertigineuse » des oiseaux dans les campagnes françaises. 

Même constat ailleurs en Europe et aux États-Unis de plusieurs organismes sérieux : des oiseaux disparaissent en masse, et de plus en plus vite.

Pourquoi ? On met en cause les destructions d’habitats et les pesticides. Il y a de moins en moins de « prés » non cultivés ; les foins sont coupés plus souvent et plus tôt (ce qui détruit des nids avant l’éclosion d’oisillons) ; des terrains sont drainés, des cours d’eau, bétonnés, canalisés…

Les insectes volants sont en train de disparaître aussi (une baisse mesurée de plus de 75 % en Allemagne en quelques décennies à peine), tout comme de nombreuses espèces de plantes sauvages. Il y a donc moins de nourriture. Les fameux « néonicotinoïdes », accusés de faire disparaître les abeilles, sont parmi les suspects.

À cela s’ajoutent les catastrophes naturelles – ouragans, tempêtes, érosion à grande échelle…

« Le problème avec les pesticides est que le fardeau de la preuve est sur les écologistes, et non sur les fabricants, dit le biologiste. Et c’est souvent des années plus tard que la preuve peut être faite. On est toujours en retard quand on intervient. Au Cosepac, on a une longue liste d’attente d’oiseaux [mais aussi d’autres animaux] qui vont être étudiés éventuellement, qui ne sont pas encore officiellement en danger, mais dont on sait par les données disponibles qu’ils sont en déclin dramatique. »

Se fondant sur une série de données scientifiques, la North American Bird Conservation Initiative a estimé en 2016 que sur les 1154 espèces états-uniennes, 432 (37 %) étaient à « haut risque » d’extinction sans une « intervention significative ».

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Après notre promenade au parc Angrignon, nous allons nous promener au bord du fleuve à La Salle, à cinq minutes de là.

Une cinquantaine de garrots à œil d’or sont réunis. Au télescope, on voit les mâles se renverser et bomber le torse pour épater les femelles qui n’ont pas l’air impressionnées par la parade. Mais nous, si.

Un vol de fuligules milouinans s’en va vers l’île des Sœurs. Un vison sort de l’eau avec une perchaude dans la gueule. Il s’en passe, des trucs, un lundi matin de la fin de mars à Montréal…

« À côté des disparitions, on voit des espèces qui font un retour spectaculaire, nuance Marc-André Villard. On peut voir des éperviers de Cooper dans la montagne et aux environs de Montréal comme on n’en voyait que rarement avant. Le grand pic semble en bonne forme, et pourtant, il dépend d’arbres matures. » Le cardinal rouge a étendu son territoire jusqu’à Québec. Le pygargue à tête blanche n’est plus menacé. L’urubu à tête rouge, ce vautour qu’on ne voyait que dans l’extrême sud du Québec, s’est répandu bien au nord du Saint-Laurent. Dans certains cas, les changements climatiques leur ont profité, pour d’autres, la nourriture (les carcasses d’animaux) est plus abondante. Les mangeoires offrent un buffet à volonté. Avec le déclin de l’agriculture dans certaines régions, le couvert forestier a augmenté à bien des endroits en Amérique du Nord, ce qui favorise d’autres espèces.

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Tout n’est donc pas noir. Mais passé un certain seuil critique, des dizaines d’espèces sont à risque sérieux de disparaître pour toujours. Tout deviendra un peu plus blême dans la nature.

« Pour moi, les oiseaux sont une source d’émerveillement perpétuel. Ils forment une microsociété fascinante, ils ont chacun leurs comportements, leurs adaptations. J’aime voir des oiseaux rares, mais j’aime les observer, tout simplement. C’est nécessaire à ma santé mentale ! Si les gens y étaient plus sensibles, je pense qu’on n’aurait pas le monde qu’on a… »

Pendant 10 ans, le prof Villard a observé deux espèces dans les forêts du Nouveau-Brunswick et l’impact des coupes forestières sur elles.

La paruline couronnée, qui fait son nid au sol, et le grimpereau brun, ce passereau qui se promène sur les troncs au lieu d’aller sur les branches, comme tout le monde. On dirait une écorce qui marche, et comme il susurre plus qu’il ne chante, il passe inaperçu et en est très heureux.

Avec son groupe de recherche, Marc-André a délimité un terrain forestier et a capturé toutes les parulines couronnées qu’il a pu.

Comment ? On attire les oiseaux en faisant jouer leur chant et on les attrape avec des filets japonais. On leur enfile ensuite quatre bagues, une avec un numéro et trois avec une combinaison de couleurs pour pouvoir l’identifier avec des jumelles plus tard : la rouge-rouge-bleu, la rouge-bleu-rouge, etc.

En neuf ans, ils en ont capturé 340. Ces oiseaux qui passent l’hiver en République dominicaine reviennent ensuite exactement dans le même territoire : de 55 % à 60 % reviennent dans le même 0,25 km2.

Comment une aussi petite bestiole fait-elle pour retrouver son coin de forêt, quand on sait que bien des vacanciers ne retrouvent même pas leur voiture dans le parking en revenant de République dominicaine ?

La magnétite dans leur cerveau leur permet de se repérer en fonction des champs magnétiques ; certaines espèces utilisent aussi les étoiles. Et après un voyage de plusieurs milliers de kilomètres, s’ils ont survécu, ils reviennent chez eux, très exactement.

« Trouver des nids, c’est un travail de détective. Au départ, on les trouvait par hasard. Ensuite, on a développé des techniques de filature des femelles… C’est un ouvrage extraordinaire, un nid, et elles le construisent en deux ou trois jours ! Chaque espèce a sa technique. On en voit qui ramassent des poils de chevreuil ou d’orignal. Le tyran huppé trouve des mues de couleuvre. L’étourneau met de l’ortie, qui est un insectifuge. C’est une diversité incroyable, on est loin d’avoir tout découvert. »

« À la fin, après toutes ces années, tu entres en forêt, tu sais qui est là, combien ils sont… et ça te fait réagir immédiatement. Ça t’émeut. »

— Marc-André Villard, ornithologue

Pour lui, c’est une passion qui est devenue un métier. Mais pour des dizaines de milliers, comme ceux qu’on a croisés ce matin-là au parc et au bord du fleuve, c’est un passe-temps. Une armée invisible et indispensable de bénévoles aux avant-postes forestiers, champêtres et maritimes pour observer, noter, cartographier les nidifications. Pour témoigner de la fragilité de la nature, de sa dégradation. Mais aussi de sa splendeur qu’on croyait éternelle.

Le sourcil accoté sur le télescope, il interrompt la conversation.

— Oh ! As-tu vu ? Un canard arlequin femelle !

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