Séries télé

Quatre fois moins chères, mais plus populaires

Les séries télé francophones attirent plus de cotes d’écoute que les séries télé anglophones au Canada. Et pourtant, le budget moyen des séries dramatiques francos à la télé – financé à 50 % par des fonds publics – est quatre fois moins élevé. Un écart de budget « insoutenable » et « inéquitable », disent les artistes et les producteurs francophones.

Un dossier de Vincent Brousseau-Pouliot

Séries télé

« Une situation inéquitable »

Alors qu’ils veulent exporter davantage leurs séries à l’étranger, les producteurs télé québécois demandent à Ottawa et à Québec de réduire l’écart « inéquitable » entre les budgets des séries francophones et anglophones au Canada.

Les séries télé dramatiques en français ont un budget plus de quatre fois moins élevé que celui des émissions dramatiques en anglais : 455 000 $ l’heure en français, comparativement à 1,99 million l’heure en anglais, selon les chiffres du Fonds des médias du Canada. Et pourtant, malgré cet écart, les cinq dramatiques francophones les plus populaires ont attiré des cotes d’écoute 26 % plus élevées que le top 5 des dramatiques anglos, même s’il y a trois fois moins de francophones que d’anglophones au Canada.

Environ la moitié des budgets d’une série dramatique provient de fonds publics ou des télédistributeurs (crédits d’impôt, Fonds des médias du Canada).

L’Association québécoise en production médiatique (AQPM), qui représente les producteurs télé, estime que « la situation devient insoutenable ». L’AQPM demande une enveloppe supplémentaire au gouvernement fédéral pour le financement de séries télé francophones, et au gouvernement du Québec de commencer à investir directement dans le financement des séries télé – comme il le fait déjà au cinéma.

« Mon souhait n’est pas de réduire les budgets en anglais, mais d’augmenter les budgets en français. C’est un paradoxe de voir que la demande en contenu original est grandissante, mais il n’y a pas plus d’argent pour produire du contenu de langue française », dit Hélène Messier, PDG de l’AQPM, en entrevue à La Presse. Mme Messier estime que cet écart est « inéquitable » pour les séries francophones.

« J’ai l’impression que les chiffres nous crient que oui [c’est injuste] », dit Sophie Prégent, présidente de l’Union des artistes du Québec, qui fait valoir que la baisse des budgets dans les dramatiques francophones (- 10 % en 11 ans) met en péril les conditions de travail des artisans. « On a le sentiment que les conditions de travail ne sont pas toujours respectées », dit-elle.

Les producteurs remarquent aussi que les budgets serrés en français les forcent à choisir des séries plus consensuelles et à prendre moins de risques.

« Je reçois des scénarios magnifiques que je ne peux pas faire parce que je sais que je ne pourrai pas les financer. En création, tu dois avoir le droit à l’erreur, mais il n’existe plus, car on n’a plus les moyens d’explorer sur un plateau. »

— Josée Vallée, productrice et vice-présidente production chez Sphère Média Plus (Trop, Hubert & Fanny)

L’écart entre les budgets des séries anglophones et francophones n’a cessé de grandir depuis 11 ans : en 2006-2007, le budget moyen d’une dramatique était de 508 000 $ en français et de 1,37 million en anglais, soit un écart 862 000 $. En 2016-2017, l’écart entre les budgets des dramatiques des deux langues était de 1,535 million l’heure.

Un écart d’environ 750 000 $ l’heure de financement public

Le financement d’une dramatique télé est complexe. Mais en résumé, la moitié du financement provient de fonds publics (crédits d’impôt et Fonds des médias du Canada, financé par Ottawa et les distributeurs télé). Le financement public d’une série francophone est d’environ 244 000 $ l’heure, contre environ 1 million l’heure en anglais.

Financé à la fois par Ottawa et les distributeurs télé, le Fonds des médias du Canada a la même règle depuis sa création en 1995 : un tiers de son financement est consacré aux émissions francophones, et les deux tiers aux émissions anglophones.

Sauf qu’il y a davantage d’émissions en français en raison de leur popularité. Résultat : le Fonds des médias du Canada finance environ 119 000 $ l’heure pour une série dramatique en français et 372 000 $ l’heure pour une série dramatique en anglais, un écart de 253 000 $ l’heure.

« Je ne sais pas si c’est une bonne règle ou non [la règle des 33 % franco/67 % anglo], dit Valerie Creighton, présidente et chef de la direction du Fonds des médias du Canada. Je ne sais pas si c’est normal, mais c’est historiquement le cas. Le Québec fait l’envie du Canada anglais à cause de son succès domestique, mais les deux marchés sont différents. »

Une barrière linguistique moins étanche

Les francophones représentent 21 % des Canadiens, contre 67 % pour les anglophones et 12 % pour les allophones et les autochtones, selon Statistique Canada. Au départ, Ottawa avait accordé une répartition 33 % franco/67 % anglo au Fonds des médias du Canada afin de permettre aux séries anglophones de concurrencer les séries américaines, qui disposent d’un budget beaucoup plus important.

Selon les producteurs, la barrière de la langue est moins étanche à l’ère Netflix. Et en contrepartie, les séries non anglophones ne se sont jamais aussi bien exportées.

« Les justifications historiques [de cette règle] ne tiennent plus dans le nouveau contexte », dit Hélène Messier, PDG de l’AQPM.

« Le monde cherche du bon contenu, et ça n’a pas besoin d’être du contenu anglophone. »

— Valerie Creighton, du Fonds des médias du Canada, en citant notamment le cinéma mexicain

« À cause de Netflix et d’Amazon, les frontières se brisent de plus en plus. Nous sommes de plus en plus comparés [à ce qui se fait ailleurs] et il faut un minimum de valeur de production pour intéresser [les autres pays] », dit la productrice Josée Vallée, vice-présidente production chez Sphère Média Plus.

Le gouvernement Trudeau n’a pas voulu indiquer à La Presse s’il songeait à modifier les règles de financement du Fonds des médias du Canada ou encore à accorder des fonds supplémentaires aux productions francophones.

« Nous avons agi pour la production télévisuelle au Québec en ajoutant 172 millions de dollars dans le Fonds des médias du Canada et le tiers de cet argent ira à des productions francophones. Nos créateurs ont besoin d’un appui moderne, c’est pourquoi nous révisons aussi la Loi sur la radiodiffusion », a indiqué par courriel le cabinet du ministre fédéral du Patrimoine canadien, Pablo Rodriguez, qui n’était pas disponible pour une entrevue.

À Québec, l’AQPM demande au gouvernement Legault des fonds pour financer directement les séries télé, comme il le fait déjà au cinéma. Pour les films francophones, Téléfilm Canada a investi 30,4 millions et la SODEC (Québec), 21,9 millions en 2017-2018. La ministre de la Culture et des Communications du Québec, Nathalie Roy, n’a pas voulu commenter le dossier. L’AQPM fait valoir que la production télé indépendante équivaut à 14 000 emplois directs et indirects par an au Québec.

Cinq raisons pour lesquelles les séries francos ont des budgets moins élevés

1. Le budget du diffuseur télé

Qui contribue le plus au budget d’une série dramatique ? Le diffuseur télé. En anglais, c’est 521 000 $ l’heure sur un budget de 1,99 million l’heure. En français, c’est 201 000 $ l’heure sur un budget de 455 000 $ l’heure. Le budget d’un diffuseur est en lien direct avec ses revenus. Et les chaînes télé anglos ont des revenus beaucoup plus élevés que les chaînes francos. À titre d’exemple : les budgets de production pour les séries dramatiques ont augmenté de 13 % à la télé francophone de Radio-Canada depuis neuf ans, passant à 64,2 millions en 2017. Durant la même période, les budgets pour les dramatiques en anglais à la télé de CBC ont augmenté de 50 %, passant à 122 millions. « Radio-Canada a reçu des sommes considérables au cours des dernières années, on aurait aimé voir que ça se répercute sur les budgets des productions, mais ça n’a pas été le cas », dit Hélène Messier, PDG de l’Association québécoise en production médiatique (AQPM).

2. La règle des 33 % du FMC

En raison d’une directive du gouvernement fédéral, le Fonds des médias du Canada doit distribuer 33 % de son financement aux séries francophones et 67 % aux séries anglophones – et ce, peu importe les cotes d’écoute. Le FMC accorde ainsi une subvention moyenne de 119 000 $ l’heure à une série dramatique francophone, contre 372 000 $ pour une série dramatique anglophone.

3. Les cotes d’écoute

Comme les séries francophones sont plus populaires, les diffuseurs francos ont tendance à en commander davantage afin de remplir leur grille horaire. Du côté anglophone, les diffuseurs commandent moins de séries. Et comme le CRTC force les diffuseurs à dépenser un budget précis en séries télé, les budgets des séries anglophones sont ainsi beaucoup plus élevés. Avec des budgets plus importants, les séries anglo-canadiennes peuvent aussi mieux rivaliser avec les séries américaines étrangères.

4. Les droits étrangers

C’est l’une des causes sur lesquelles les gouvernements et les acteurs du milieu n’ont pas d’emprise. En raison de la langue commune, les séries anglophones sont davantage achetées aux États-Unis et à l’étranger. Ça leur confère un avantage important dans les budgets, puisque des distributeurs et sociétés étrangères fournissent en moyenne 400 000 $ par heure (20 % du budget) pour acheter les droits étrangers des séries anglo-canadiennes. Pour les séries francophones, de tels droits étrangers sont microscopiques (1365 $ par heure, soit 0,3 % du budget).

5. Les dépenses

Tourner coûte plus cher à Toronto qu’à Montréal. À titre d’exemple, les cachets des acteurs torontois, courtisés par Hollywood, sont aussi plus élevés. Au Québec, le cachet pour un acteur de premier plan varie entre 2500 $ et 7000 $ par jour de tournage. À Toronto, le cachet est de deux à quatre fois plus élevé, selon des producteurs.

Difficile d’exporter une série à 455 000 $ l’heure

Avec un budget moyen de 455 000 $ l’heure pour une dramatique, les producteurs francophones estiment ne pas disposer de suffisamment de moyens pour vendre leurs séries télé à l’étranger. Consensus en cinq citations.

« C’est vrai que s’ils veulent compétitionner à l’international, c’est trop bas [455 000 $ l’heure]. »

— Valerie Creighton, présidente et chef de la direction du Fonds des médias du Canada

« Les producteurs de langue anglaise performent au niveau international. Donnons la chance d’avoir des budgets équitables et comparables, et voyons le potentiel des émissions québécoises pour rayonner sur la scène internationale. C’est difficile de se distinguer avec les budgets actuels. On doit se poser des questions sur la place qu’on veut occuper dans le nouvel univers médiatique, si on veut continuer d’être présents. […] J’aimerais que les producteurs d’ici puissent avoir accès à des budgets conséquents pour exploiter complètement le talent des artisans d’ici. »

— Hélène Messier, PDG de l’Association québécoise en production médiatique

« C’est difficile de sortir avec nos projets. On n’a rien à envier à certaines productions, mais il y a une série de sacrifices et de deuils [à cause du budget]. Si j’avais plus d’argent, j’irais chercher des musiques différentes, je ferais davantage de postproduction, je me permettrais plus de temps de tournage. »

— Le producteur Louis-Philippe Drolet, vice-président de KOTV (Plan B, le Bye Bye).

« Si tu peux exporter, ton produit doit être meilleur que les autres. C’est difficile [à 455 000 $ l’heure]. »

— Le producteur François Rozon (Fugueuse, Les pays d’en haut)

« C’est frustrant, car notre télé est très audacieuse. Comme on n’a pas d’argent, on est débrouillards, on fait beaucoup avec peu. On est à la croisée des chemins. Avec Netflix et Amazon, les frontières se brisent de plus en plus, on est comparés aux autres marchés. Il faut un minimum de valeur de production pour intéresser [les marchés étrangers]. On a de moins en moins d’argent, donc on doit faire des coupes dans la valeur de production. Il faut trouver une façon de donner de l’oxygène à la série francophone pour être capable de l’exporter. »,

— La productrice Josée Vallée, vice-présidente production chez Sphère Média Plus (Trop, Hubert & Fanny)

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