Chronique 

Présentes au petit écran, absentes du grand

Estelle, 34 ans, mariée et mère de famille en manque d’estime de soi, s’enfonce dans l’ennui d’une vie prévisible et routinière. Un soir, avec la complicité de ses meilleures amies, elle décide de se libérer, sinon professionnellement, du moins sexuellement. Un film de filles ? Oui, à cette nuance près que Le trip à trois, qui a conclu l’année cinématographique québécoise, a été écrit et réalisé par deux hommes.

Doit-on chercher l’erreur ? Pas nécessairement, dans la mesure où le cinéma québécois, semblable au cinéma du monde entier, est en retard de plusieurs révolutions face aux femmes. Les histoires de notre cinéma sont, pour la vaste majorité, portées par des personnages masculins, lesquels sont majoritairement écrits et mis en scène par des hommes. Ce fut le cas pendant des décennies et ça risque de le rester encore un peu tant que les politiques d’équité implantées par les institutions comme la SODEC, Téléfilm Canada et l’ONF n’auront pas pris leur plein essor.

À la télé, pendant ce temps-là, c’est exactement le contraire. Les personnages féminins sont non seulement nombreux et omniprésents, ils portent les récits et en sont souvent l’âme et le cœur.

Depuis la Marie Lamontagne d’Unité 9 jusqu’à la Claire de Mémoires vives, en passant par les Simone et les filles de Trop et de L’échappée, la télé québécoise regorge de personnages féminins forts, créés et écrits la plupart du temps par des femmes.

Selon une récente compilation de la SARTEC – la Société des auteurs de radio, télévision et cinéma –, la parité entre les auteurs masculins et leurs pendants féminins est presque atteinte à la télé. Ainsi, pour les saisons 2017-2018, la télévision québécoise a fait appel à 46 auteurs féminins contre 51 auteurs masculins. Les hommes ont encore un léger avantage numérique mais peut-être plus pour très longtemps. La saison télé qui débute lundi en est le reflet éloquent.

Avec l’arrivée des nouvelles séries En tout cas, Fugueuse et Cheval-Serpent et le retour de Ruptures, de Lâcher prise, d’O’ et d’Unité 9, les personnages féminins sont légion. Le fait que toutes ces émissions soient écrites (ou coécrites) par des femmes qui ont pour noms Rafaële Germain, Isabelle Langlois, Danielle Trottier, Michelle Allen et Isabelle Pelletier n’est pas étranger à ce puissant déploiement féminin.

Mais toutes ces auteures ne sont pas nées d’une génération spontanée. Elles descendent d’une longue lignée de femmes qui ont pris la plume dès les débuts de la télévision au Québec.

La famille Plouffe a peut-être été le premier grand succès de la télé québécoise, mais Le Survenant de Germaine Guèvremont n’a pas tardé à lui tenir tête.

Le téléroman de Roger Lemelin a pris l’antenne le 4 novembre 1953. Or, une seule année s’est écoulée avant que, le 30 novembre 1954, arrive au petit écran Le Survenant, scénarisé et basé sur le roman du même titre par Germaine Guèvremont. Puis en 1958, Guèvremont revenait à la charge en adaptant pour le petit écran Marie-Didace, la suite du Survenant.

À la même époque, Jean Despréz, de son vrai nom Laurette Larocque, auteure de plusieurs radioromans, faisait le saut à la télé en signant, à partir de 1955, les textes de fictions historiques comme Je me souviens et Radisson ou encore ceux du téléroman Joie de vivre.

Viendront par la suite les années Mia Riddez. En 1968, à la mort de son mari Louis Morisset, elle reprend les rênes de Rue des Pignons et en écrit tous les épisodes pendant 12 ans avant d’entreprendre l’écriture du téléroman Terre humaine de 1978 à 1984 puis du Grand remous en 1990 et 1991.

À telle enseigne que lorsque Lise Payette surgit dans le paysage télévisuel avec les filles de La bonne aventure et celles des Dames de cœur, elle ne sonne aucune révolution. Elle s’inscrit dans une continuité normale et acceptée, continuité qui, après Un signe de feu, Marilyn, Les machos et Les super mamies, sera reprise et perpétuée par Fabienne Larouche avec Virginie, Fortier, 30 vies, etc.

Média conservateur par excellence et condamné à être consensuel, la télé québécoise aura paradoxalement été en avance sur le cinéma québécois, du moins sur le plan de la représentation des femmes, devant et derrière la caméra.

C’est probablement une question de marché et de public. Celui des téléromans et des séries étant majoritairement féminin, les diffuseurs, pas fous, savent depuis longtemps qu’ils ont intérêt à faire appel à des sensibilités au diapason de leur public le plus fidèle.

Quant au public des salles de cinéma, on l’a surtout attiré en masse avec des films de bière, de hockey et de flics. Dans la courte liste des six films québécois ayant attiré plus de 1 million de spectateurs en salle depuis 20 ans, il n’y a que deux exceptions : La grande séduction et Séraphin : un homme et son péché, deux films qui ont fait le plein de spectateurs des deux sexes. Les quatre autres films millionnaires – Les Boys 1 et 2, De père et flic et Bon cop, bad cop –  répondaient avant tout aux goûts et aux attentes d’un public masculin, en mettant en scène des personnages masculins et leurs problématiques, pendant que les personnages féminins étaient relégués au plan de faire-valoir, sinon de plantes vertes.

En 2017, la situation s’est améliorée, avec au moins cinq longs métrages dont les personnages principaux sont des femmes – certains, comme Nelly ou Et au pire, on se mariera, écrits et réalisés par des femmes. N’empêche. On est loin de la quasi-parité atteinte à la télé.

On a longtemps cru à tort que le cinéma était un art plus libre et progressiste que la télé, jugée populiste et consensuelle. Mais dans les faits, si le cinéma québécois a joui de plus de liberté, il a oublié d’en faire profiter les femmes.

Grâce aux politiques d’équité des institutions, les choses sont appelées à changer. La télévision québécoise pourra se vanter d’avoir été à l’écoute des femmes avant même que ce soit à la mode ou bien vu, alors que le cinéma, tel un mauvais élève, a eu besoin de se faire imposer des politiques pour en prendre acte.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.