Chronique

L’homme qui ne voulait pas être là

Je suis sortie bouleversée du théâtre de La Licorne, où on présente ces jours-ci la pièce Fredy. Une pièce qui revient sur l’histoire tragique de Fredy Alberto Villanueva, ce jeune homme innocent de 18 ans, mort sous les balles d’un policier le 9 août 2008, à Montréal-Nord.

La pièce m’est apparue d’abord et avant tout comme un hommage à Fredy et une invitation à réfléchir à ce que l’on préférerait oublier. Les bavures policières. Les cicatrices qu’elles laissent. Les leçons à en tirer. L’impunité. Le profilage racial. La peur de l’Autre.

J’y étais comme spectatrice. Mais j’y étais aussi comme personnage mineur de la pièce. Pour reconstituer l’histoire, l’auteure Annabel Soutar, qui fait du théâtre documentaire, s’est surtout servie des témoignages de l’enquête du coroner sur la mort de Fredy Villanueva. Mais elle a aussi choisi d’utiliser des extraits de chroniques publiées à la suite de cette bavure policière.

Cela fait étrange de se voir personnifier sur scène. Mais ce qui m’a semblé plus étrange encore, et surtout très intéressant, c’est de voir Ricardo Lamour, membre du Comité de soutien à la famille Villanueva qui s’est opposé au projet d’Annabel Soutar, jouer dans la pièce et expliquer sur scène ce qu’il lui reproche.

En écoutant leurs points de vue s’entrechoquer sur scène sous le regard des spectateurs, je repensais à cette phrase du sociologue et psychothérapeute Charles Rojzman, spécialiste des crises urbaines, que j’avais eu l’occasion de rencontrer après les émeutes de Montréal-Nord : « La violence arrive quand le conflit n’est pas possible. » Pour éviter la violence, il faut cesser d’éviter le conflit, disait-il. 

Même si c’est dur et douloureux, il faut que des gens qui ne se rencontrent pas et qui ne veulent pas se rencontrer le fassent malgré tout et le fassent sérieusement. 

Sinon, chacun se mure dans sa vision paranoïaque et manichéenne de l’Autre.

La pièce Fredy n’évite pas le conflit. Elle l’incarne à sa manière en mettant en scène un homme noir de Saint-Michel qui ne veut pas être là et qui remet en question la démarche d’une femme blanche de Westmount auteure de la pièce. « C’est une collaboration weird ! », admet Ricardo Lamour. Pour lui, la pièce est « illégitime ». Car son auteure n’a pas réussi à obtenir l’assentiment de Lilian Villanueva, la mère de Fredy, pour écrire une œuvre qui porte pourtant son nom. Quand la mère a su que l’auteure cherchait aussi à obtenir le point de vue des policiers, elle s’est sentie trahie et n’a plus voulu rien savoir de sa démarche. Car comment pouvait-elle s’associer à une démarche qui inclurait ceux-là mêmes qui lui ont fait perdre son fils ? Ce fut un point de rupture.

Malgré tout, Ricardo Lamour a accepté de faire partie de la distribution de Fredy, mise en scène par Marc Beaupré. Pourquoi ? « Parce que l’autobus passe de toute façon », me dit-il, visiblement tiraillé par la question. Quand le Comité de soutien à la famille Villanueva a compris que la pièce serait montée qu’il le veuille ou non, avec ou sans lui, deux possibilités s’offraient à lui : laisser passer le bus ou y monter. Y monter, c’était une façon d’influencer le cours des choses. De pouvoir dire haut et fort qu’à son avis, cette pièce aurait dû s’appeler Annabel et non Fredy, car elle raconte avant tout l’histoire d’une femme blanche qui peine à avoir la contribution souhaitée des victimes dans une démarche visant à élucider les causes et les circonstances de la mort de Fredy.

Ricardo Lamour, 32 ans, est diplômé de l’École de service social de l’Université de Montréal. En plus d’être comédien, il est aussi auteur-compositeur-interprète. Il a grandi dans le quartier Saint-Michel avant de déménager à Laval. Il vient d’une famille où on était plus encouragé à aller à la messe qu’à militer. C’est la bavure policière dont a été victime Fredy Villanueva qui a fait de lui un militant. « J’étais juste un gars très curieux avec du temps libre qui se disait que ce n’était pas normal qu’un gars qui joue avec des dés dans un parc finisse à la morgue. » Depuis, il travaille sans relâche pour que justice soit faite.

Il aurait souhaité que la pièce aille plus loin dans cette quête de justice. Que l’on y parle davantage, par exemple, des problèmes systémiques, du profilage racial et social, de l’impunité policière… « Il aurait fallu avoir le courage de plonger là, pas juste de dialoguer », dit-il.

Il s’interroge sur la véritable portée du dialogue encouragé par la pièce. « Toute cette idée de dialogue, il y a un bout que c’est de la frime », croit-il. Car qui parle ? Qui écoute ? Qui a les moyens de ne pas écouter ?

À la fin de la pièce, il a vu des spectateurs sortir les larmes aux yeux. « Il y a des gens qui veulent faire quelque chose mais ne savent pas quoi. » L’art suscite l’émotion. Mais comment susciter la réaction ? demande-t-il. Comment faire en sorte que l’œuvre soit au service du réel ?

Voilà de très bonnes questions auxquelles je n’ai pas de réponse. Ma seule certitude au sujet de cette pièce, c’est que, quoi qu’on en dise, elle a le mérite de secouer l’indifférence.

*La pièce Fredy est à l’affiche à La Licorne jusqu’au 26 mars.

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