Chronique

La police des sources

Pendant quatre ans, la police fédérale a enquêté sur une fuite et sur un journaliste de La Presse qui n’a commis aucune infraction.

Nos gendarmes fédéraux, pourtant occupés à temps plein avec la lutte antiterroriste, ont dépensé une fortune pour trouver une source journalistique. Des employés de 15 (quinze, oui) agences fédérales ont été interrogés. Le pire : le collègue Joël-Denis Bellavance a été vraisemblablement pris en filature.

Je dis vraisemblablement parce qu’on sait qu’une autorisation a été donnée, mais on n’a pas la preuve que la filature a bel et bien eu lieu. Tout porte à croire que oui.

Je vous mets en contexte. On est en 2007. Joël-Denis vient de faire un texte basé sur des informations ultrasecrètes du Service canadien du renseignement de sécurité. Le texte concerne le controversé Adil Charkaoui. Il fait état d’un résumé de conversation entre M. Charkaoui et Abousfian Abdelrazik remontant à 2000. Les deux hommes, selon le document, parlaient de la possibilité de faire exploser un avion. Tous deux disent depuis que cette conversation n’a jamais eu lieu et aucun des deux n’a été accusé de quoi que ce soit.

La fuite d’un document aussi délicat provoque évidemment la commotion. Sauf que de très nombreuses personnes ont eu en leur possession ce document « top secret ». Qui a parlé ou écrit au journaliste ?

Quoi de mieux que d’espionner le journaliste !

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En plus de la filature, les policiers ont tenté d’obtenir la liste des appels entrants et sortants du bureau d’Ottawa de La Presse pour découvrir la source. À l’époque, une controverse juridique entourait encore ces données et l’autorisation n’a pas été donnée. La Cour suprême a finalement – et heureusement ! – dit que la police devait obtenir un mandat d’un juge pour aller chercher ce genre de données.

Petite pause ici. Imaginons que le supérieur du policier enquêteur ait accepté sans la moindre autorisation judiciaire de dresser la liste des appels entrants et sortants du bureau de La Presse. Et, pourquoi pas, du cellulaire du collègue Bellavance. Ça voudrait dire que tous les contacts, toutes les sources des journalistes se trouvaient exposés. 

Il se trouve que ces collègues travaillent avec une multitude de sources à qui la protection est accordée par les journalistes. Une protection qui jouit d’une immunité constitutionnelle relative reconnue par la Cour suprême.

Toujours est-il que ce relevé n’a pas été fait, mais probablement uniquement parce qu’un avocat à la GRC a signalé que le procédé était douteux.

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La première filature n’a sans doute rien donné, sauf des séances de tonte de gazon et de lecture d’histoires pour enfants.

Les enquêteurs ont donc eu cette idée : envoyer un questionnaire à tous les employés des agences concernées. Sûrement, cela rendrait la source nerveuse. Elle voudrait contacter à nouveau le journaliste. Et, bingo, on la découvrirait.

Une nouvelle filature du journaliste, avant, pendant et après le questionnaire a été autorisée.

On n’en connaît pas le résultat. Mais les coûts de telles opérations sont considérables. Pour faire une bonne filature, il faut plusieurs voitures, plusieurs policiers aguerris, bref ce n’est pas un truc de deux de pique.

Quatre ans plus tard (oui, 4), les policiers se sont résignés : ils n’ont pas amassé assez de preuves pour accuser qui que ce soit.

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Parmi les questions graves que cela soulève : l’autorisation de filature par les gens des « secteurs sensibles » est-elle remontée jusqu’au niveau politique ? Le ministre de la Sécurité publique du gouvernement Harper a-t-il été mis au courant de cette opération ? Si oui, quand ? L’a-t-il autorisée ? On parle ici de policiers qui filent un journaliste et veulent savoir qui l’appelle…

En 2008, parallèlement à l’enquête de la GRC dont on ignorait tout, le juge Simon Noël n’a pas voulu garantir la protection de la source de Joël-Denis Bellavance. Adil Charkaoui voulait le forcer à la dévoiler et le juge estimait que l’intérêt public le commandait. L’affaire a été portée en appel par La Presse, mais n’a jamais été entendue, le certificat de sécurité contre Charkaoui ayant été abandonné.

Le juge avait cependant permis au journaliste de ne pas céder la copie du document « top secret ». Les policiers savaient donc que les enjeux de protection constitutionnelle de la source étaient très délicats et toujours débattus en cour.

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Au Royaume-Uni, une loi a été adoptée cette année pour forcer les policiers à obtenir une autorisation d’un juge avant d’enquêter sur les sources journalistiques.

Pourquoi ? Parce que le bureau du Commissaire à l’interception des communications (un organisme qui n’existe pas ici !) a découvert que durant les trois années précédentes, 19 corps de police britanniques avaient déclenché plus de 600 enquêtes sur les sources des journalistes, accédant à leurs courriels et leurs données cellulaires.

Ces interceptions sont apparemment mieux encadrées ici. Mais jusqu’à quel point ? On aimerait le savoir… Vu qu’on est… en 2015 !

Il est toujours utile de rappeler à nos gendarmes qu’il y a une Constitution dans ce pays…

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