Bicycle Bob rêve encore
Val-David — Le printemps est arrivé à Val-David, et la rivière du Nord bouillonne devant la maison de Robert Silverman. L’homme marche difficilement, le pas incertain, et conduit le journaliste jusque chez lui. Sur son balcon se trouve un vélo tandem encore dans l’emballage.
« Je viens de me l’acheter. J’ai eu un maudit arrêt cardiaque en octobre. Depuis, je deviens aveugle, peste Silverman, dans un mélange d’anglais et de français. Je ne pense plus pouvoir faire de vélo seul. C’est pour ça que j’ai acheté un tandem. Comme ça, quelqu’un va pouvoir s’asseoir en avant et moi, derrière. C’est au moins ça ! »
Silverman habite depuis 12 ans à Val-David. Son petit appartement, au deuxième étage d’une belle maison, est rempli de souvenirs de l’époque où il changeait le monde : cette époque où il tenait tête à Jean Drapeau, peignait lui-même des pistes cyclables dans la nuit, se faisait arrêter les mains pleines de peinture, refaisait le monde avec feu Claire Morissette.
« Le vélo a changé ma vie. Ça m’a donné une raison de vivre, une cause en laquelle je croyais vraiment, dit-il. J’y crois encore beaucoup. Je militerais encore pour le vélo si ma santé le permettait. »
On a tendance à l’oublier lorsqu’on roule sur la piste cyclable Rachel, que l’on traverse le pont Jacques-Cartier à vélo, que l’on attache sa bicyclette à un support fait exprès pour cela, mais dans un passé pas si lointain, les cyclistes n’avaient tout simplement pas leur place à Montréal.
Robert Silverman se souvient très bien des années 70. C’était une époque où il suffisait de rouler à vélo en ville pour se faire regarder comme un extraterrestre. C’était aussi une époque sanglante. En 1974, 84 cyclistes sont morts sur les routes du Québec, contre 8 en 2016, alors que le nombre de cyclistes a doublé depuis.
« C’était affreux. Il n’y avait aucune infrastructure. Il n’y avait même pas de vocabulaire cycliste. On ne parlait pas de “piste cyclable”, on ne parlait pas de “stationnement pour vélos”. Il n’y avait rien. C’était dangereux. »
— Robert Silverman
C’était le désert, donc. Mais au même moment a frappé la crise du pétrole. Déjà, le vélo gagnait en popularité. Mais à partir de 1973, ç’a explosé. Les fabricants de bicyclettes ont été pris au dépourvu, plusieurs ne pouvaient pas répondre à la demande. Et à Montréal comme ailleurs, les cyclistes voulaient pouvoir rouler sans frôler la mort.
C’est dans ce contexte qu’est né le groupe Le monde à bicyclette. C’était en 1975, lors d’une réunion dans le petit appartement de Silverman, devant le parc Jeanne-Mance.
Trois ans plus tôt, il avait perdu son ex-femme dans un accident d’auto. Il était déjà très critique du règne de l’auto qui s’était installé dans les années 50. Mais cette tragédie a été la goutte qui a fait déborder le vase. Silverman n’a plus jamais eu de voiture depuis, même à Val-David.
Un jour de mai 1975, Le monde à bicyclette est fondé. Les « extraterrestres » ont leur groupe. Ils organisent un premier défilé ce printemps-là. Quelque 3000 cyclistes débarquent. Manifestement, Silverman et sa bande n’étaient pas seuls.
« On n’aurait pas pu faire ce qu’on a fait si le fruit n’avait pas été mûr. Il faut vraiment comprendre ça. À cette époque, le fruit était mûr », dit-il.
Robert Silverman s’anime quand il parle des luttes menées par Le monde à bicyclette (MAB). Il y a eu celle pour la création de pistes cyclables, inexistantes, et que Bicycle Bob et ses amis peignaient eux-mêmes. Il a d’ailleurs été enfermé trois jours à la prison de Bordeaux en 1981 après avoir refusé de payer une amende de 25 $ « pour avoir déversé de la peinture sur les lieux publics ».
Il y a eu les efforts pour conscientiser le maire de Montréal. Le MAB avait d’ailleurs offert un vélo au maire Drapeau, qu’il n’a jamais utilisé. Mais c’est sous son règne que les premières grandes pistes sont apparues, rappelle Silverman.
« Drapeau était impoli avec nous. Il nous prenait de haut. Mais il a été meilleur pour le vélo que Pierre Bourque et Jean Doré. C’est sous son règne qu’on a eu l’axe nord-sud sur Christophe-Colomb, Boyer et Brébeuf, dit-il. Sous Drapeau, le vélo a fait un pas en avant. Ça peut en surprendre plus d’un, mais c’est vrai. »
Mais les plus grandes luttes du MAB se sont faites pour que les cyclistes puissent accéder au métro et rouler sur des ponts vers la Rive-Sud. Le groupe organisait des « cyclo-drames » pour passer ses messages. Un jour, Silverman s’est déguisé en Moïse pour aller « séparer les eaux du Saint-Laurent », par exemple.
La lutte pour l’accès au métro s’est quant à elle rendue jusqu’aux tribunaux. À l’époque, ce qui est maintenant la Société de transport de Montréal (STM) interdisait l’accès aux vélos, « mais on pouvait y entrer avec une télé ! »
« Ils laissaient les gens entrer dans le métro avec n’importe quoi. Mais ils disaient que les chaînes de vélo allaient souiller les pantalons et les jupes des utilisateurs. C’était une excuse ridicule »
— Robert Sylverman
L’affaire s’est rendue devant les tribunaux. Le MAB a perdu en cour municipale, mais gagné en Cour supérieure en 1983. « Cette victoire a été entièrement nôtre. Ç’a simplifié la vie des cyclistes. Si vous êtes sur Henri-Bourassa et que vous avez une crevaison mais devez vous rendre à Lachine, le métro est la meilleure option si vous n’avez pas d’outils, dit-il. C’était une question de justice. »
Le monde à bicyclette s’est dissous dans les années 90, quand les « cyclo-frustrations », comme les appelle Silverman, se sont estompées. Mais l’octogénaire rêve encore. Selon lui, le vélo d’hiver est la nouvelle frontière du cyclisme urbain.
« Les gens disent que c’est fou, que ce n’est pas sécuritaire de rouler l’hiver, lance Silverman en agitant les bras. Mais je me souviens que les gens disaient ça du vélo tout court dans les années 70 quand on a commencé. Alors les choses peuvent changer ! »
Au plafond de son salon pend une oriflamme qui avait été accrochée quelques mois sur le boulevard De Maisonneuve en 2007. Cette année-là, Claire Morissette est morte d’un cancer du sein, à l’âge de 57 ans. Cette grande amie de Silverman avait fondé Cyclo Nord-Sud et aidé à fonder Communauto.
À sa mort, la Ville a décidé de renommer la piste cyclable sur De Maisonneuve « piste Claire-Morissette ». Silverman a récupéré une des bannières où l’on voit une photo de la militante. Sa voix tremble quand il parle de son amie, à qui il aimait écrire des poèmes.
« Spécialiste de l’impossible, génie sans diplôme, Jeanne d’Arc à bicyclette, Claire Morissette, je t’aime », lui avait-il écrit, en français.
Même s’il estime qu’il reste beaucoup à faire pour le vélo à Montréal, Bob Silverman saisit mieux que quiconque le chemin parcouru. Il sourit quand il voit ces classements où Montréal figure parmi les meilleures villes cyclables en Amérique du Nord et dans le monde.
« Je me dis que mon existence a eu un sens, lance-t-il. Militer pour le vélo, ç’a été mon meilleur trip à vie ! »