Bicycle Bob rêve encore

Les cyclistes montréalais ne le savent pas tous, mais ils doivent beaucoup à Robert Silverman, surnommé « Bicycle Bob ». À 83 ans, ce pionnier des luttes cyclistes à Montréal marche péniblement, est à moitié aveugle et ne peut plus rouler à vélo. Mais parlez-lui de la place de la bicyclette en ville, et le voilà prêt à jaser pendant des heures. Rencontre avec un rêveur impénitent.

Val-David — Le printemps est arrivé à Val-David, et la rivière du Nord bouillonne devant la maison de Robert Silverman. L’homme marche difficilement, le pas incertain, et conduit le journaliste jusque chez lui. Sur son balcon se trouve un vélo tandem encore dans l’emballage.

« Je viens de me l’acheter. J’ai eu un maudit arrêt cardiaque en octobre. Depuis, je deviens aveugle, peste Silverman, dans un mélange d’anglais et de français. Je ne pense plus pouvoir faire de vélo seul. C’est pour ça que j’ai acheté un tandem. Comme ça, quelqu’un va pouvoir s’asseoir en avant et moi, derrière. C’est au moins ça ! »

Silverman habite depuis 12 ans à Val-David. Son petit appartement, au deuxième étage d’une belle maison, est rempli de souvenirs de l’époque où il changeait le monde : cette époque où il tenait tête à Jean Drapeau, peignait lui-même des pistes cyclables dans la nuit, se faisait arrêter les mains pleines de peinture, refaisait le monde avec feu Claire Morissette.

« Le vélo a changé ma vie. Ça m’a donné une raison de vivre, une cause en laquelle je croyais vraiment, dit-il. J’y crois encore beaucoup. Je militerais encore pour le vélo si ma santé le permettait. »

On a tendance à l’oublier lorsqu’on roule sur la piste cyclable Rachel, que l’on traverse le pont Jacques-Cartier à vélo, que l’on attache sa bicyclette à un support fait exprès pour cela, mais dans un passé pas si lointain, les cyclistes n’avaient tout simplement pas leur place à Montréal.

Robert Silverman se souvient très bien des années 70. C’était une époque où il suffisait de rouler à vélo en ville pour se faire regarder comme un extraterrestre. C’était aussi une époque sanglante. En 1974, 84 cyclistes sont morts sur les routes du Québec, contre 8 en 2016, alors que le nombre de cyclistes a doublé depuis.

« C’était affreux. Il n’y avait aucune infrastructure. Il n’y avait même pas de vocabulaire cycliste. On ne parlait pas de “piste cyclable”, on ne parlait pas de “stationnement pour vélos”. Il n’y avait rien. C’était dangereux. »

— Robert Silverman

C’était le désert, donc. Mais au même moment a frappé la crise du pétrole. Déjà, le vélo gagnait en popularité. Mais à partir de 1973, ç’a explosé. Les fabricants de bicyclettes ont été pris au dépourvu, plusieurs ne pouvaient pas répondre à la demande. Et à Montréal comme ailleurs, les cyclistes voulaient pouvoir rouler sans frôler la mort.

C’est dans ce contexte qu’est né le groupe Le monde à bicyclette. C’était en 1975, lors d’une réunion dans le petit appartement de Silverman, devant le parc Jeanne-Mance.

Trois ans plus tôt, il avait perdu son ex-femme dans un accident d’auto. Il était déjà très critique du règne de l’auto qui s’était installé dans les années 50. Mais cette tragédie a été la goutte qui a fait déborder le vase. Silverman n’a plus jamais eu de voiture depuis, même à Val-David.

Un jour de mai 1975, Le monde à bicyclette est fondé. Les « extraterrestres » ont leur groupe. Ils organisent un premier défilé ce printemps-là. Quelque 3000 cyclistes débarquent. Manifestement, Silverman et sa bande n’étaient pas seuls.

« On n’aurait pas pu faire ce qu’on a fait si le fruit n’avait pas été mûr. Il faut vraiment comprendre ça. À cette époque, le fruit était mûr », dit-il.

Le vélo de Drapeau

Robert Silverman s’anime quand il parle des luttes menées par Le monde à bicyclette (MAB). Il y a eu celle pour la création de pistes cyclables, inexistantes, et que Bicycle Bob et ses amis peignaient eux-mêmes. Il a d’ailleurs été enfermé trois jours à la prison de Bordeaux en 1981 après avoir refusé de payer une amende de 25 $ « pour avoir déversé de la peinture sur les lieux publics ».

Il y a eu les efforts pour conscientiser le maire de Montréal. Le MAB avait d’ailleurs offert un vélo au maire Drapeau, qu’il n’a jamais utilisé. Mais c’est sous son règne que les premières grandes pistes sont apparues, rappelle Silverman.

« Drapeau était impoli avec nous. Il nous prenait de haut. Mais il a été meilleur pour le vélo que Pierre Bourque et Jean Doré. C’est sous son règne qu’on a eu l’axe nord-sud sur Christophe-Colomb, Boyer et Brébeuf, dit-il. Sous Drapeau, le vélo a fait un pas en avant. Ça peut en surprendre plus d’un, mais c’est vrai. »

Mais les plus grandes luttes du MAB se sont faites pour que les cyclistes puissent accéder au métro et rouler sur des ponts vers la Rive-Sud. Le groupe organisait des « cyclo-drames » pour passer ses messages. Un jour, Silverman s’est déguisé en Moïse pour aller « séparer les eaux du Saint-Laurent », par exemple.

La lutte pour l’accès au métro s’est quant à elle rendue jusqu’aux tribunaux. À l’époque, ce qui est maintenant la Société de transport de Montréal (STM) interdisait l’accès aux vélos, « mais on pouvait y entrer avec une télé ! »

« Ils laissaient les gens entrer dans le métro avec n’importe quoi. Mais ils disaient que les chaînes de vélo allaient souiller les pantalons et les jupes des utilisateurs. C’était une excuse ridicule »

— Robert Sylverman

L’affaire s’est rendue devant les tribunaux. Le MAB a perdu en cour municipale, mais gagné en Cour supérieure en 1983. « Cette victoire a été entièrement nôtre. Ç’a simplifié la vie des cyclistes. Si vous êtes sur Henri-Bourassa et que vous avez une crevaison mais devez vous rendre à Lachine, le métro est la meilleure option si vous n’avez pas d’outils, dit-il. C’était une question de justice. »

Le vélo d’hiver, nouvelle frontière

Le monde à bicyclette s’est dissous dans les années 90, quand les « cyclo-frustrations », comme les appelle Silverman, se sont estompées. Mais l’octogénaire rêve encore. Selon lui, le vélo d’hiver est la nouvelle frontière du cyclisme urbain.

« Les gens disent que c’est fou, que ce n’est pas sécuritaire de rouler l’hiver, lance Silverman en agitant les bras. Mais je me souviens que les gens disaient ça du vélo tout court dans les années 70 quand on a commencé. Alors les choses peuvent changer ! »

Au plafond de son salon pend une oriflamme qui avait été accrochée quelques mois sur le boulevard De Maisonneuve en 2007. Cette année-là, Claire Morissette est morte d’un cancer du sein, à l’âge de 57 ans. Cette grande amie de Silverman avait fondé Cyclo Nord-Sud et aidé à fonder Communauto.

À sa mort, la Ville a décidé de renommer la piste cyclable sur De Maisonneuve « piste Claire-Morissette ». Silverman a récupéré une des bannières où l’on voit une photo de la militante. Sa voix tremble quand il parle de son amie, à qui il aimait écrire des poèmes.

« Spécialiste de l’impossible, génie sans diplôme, Jeanne d’Arc à bicyclette, Claire Morissette, je t’aime », lui avait-il écrit, en français.

Même s’il estime qu’il reste beaucoup à faire pour le vélo à Montréal, Bob Silverman saisit mieux que quiconque le chemin parcouru. Il sourit quand il voit ces classements où Montréal figure parmi les meilleures villes cyclables en Amérique du Nord et dans le monde.

« Je me dis que mon existence a eu un sens, lance-t-il. Militer pour le vélo, ç’a été mon meilleur trip à vie ! »

Les combats du Monde à bicyclette

1974

Au début des années 70, rouler à vélo au Québec est dangereux. En 1974, 84 cyclistes meurent sur les routes du Québec, un sommet, selon les chiffres de la SAAQ. En moyenne, 68 cyclistes meurent chaque année de 1966 à 1976. En comparaison, 8 cyclistes sont morts sur les routes québécoises en 2016.

1975

Alors que la popularité du vélo monte en flèche, mais que les infrastructures sont rares, Robert Silverman, Jacques Desjardins et d’autres fondent Le Monde à bicyclette. La réunion a lieu dans l’appartement de Silverman, devant le parc Jeanne-Mance. Le groupe est d’abord constitué d’une poignée de membres. Il en comptera 400 à son apogée, en 1977.

1976

Le Monde à bicyclette organise dès 1975 un défilé de cyclistes dans la rue Sainte-Catherine pour réclamer de meilleures infrastructures. Ils sont 3000 en 1975, à la première édition. L’année suivante, ce sont 7000 cyclistes qui défilent. C’est également cette année-là qu’ils organisent un die-in, une manifestation où des centaines de cyclistes se couchent au sol pour dénoncer la mort des leurs sur la route.

1981

Robert Silverman passe trois jours enfermé à la prison de Bordeaux. Lui et d’autres militants avaient décidé de peindre au sol des pistes cyclables, pour dénoncer l’inaction de la Ville de Montréal. Attrapé par la police, il a refusé de payer l’amende de 25 $ et a été envoyé en prison.

1983

Le Monde à bicyclette remporte peut-être sa victoire la plus éclatante, en gagnant son procès contre l’ancêtre de la Société de transport de Montréal (STM). Un juge de la Cour supérieure déclare que les cyclistes ont le droit de transporter leur vélo dans le métro, ce que la STM leur refusait jusqu’alors.

1990

Le Monde à bicyclette a longtemps milité pour que les cyclistes aient accès aux ponts. « Montréal est une île et plusieurs Montréalais se déplacent à vélo », rappelle Silverman, qui s’est déjà déguisé en Moïse pour « séparer les eaux du fleuve » lors d’une action médiatique. En 1990, le groupe savoure une victoire lors de la construction d’un pont cycliste près du pont Victoria, aux écluses de Saint-Lambert. Ensuite, dans les années 90, le groupe disparaît tranquillement. « On avait obtenu beaucoup de ce qu’on avait demandé, explique Silverman. Les cyclo-frustrations avaient beaucoup disparu. »

— Gabriel Béland, La Presse

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