Au-delà des maux

La maison des possibles

Au-delà des lits trop durs, du « manger » trop mou et de l’engorgement aux urgences, les hôpitaux et les centres de santé du Québec regorgent d’histoires heureuses, petites ou grandes. Deux fois par mois, La Presse passe une bonne nouvelle, une bonne action ou un dénouement heureux au scalpel. Cette semaine, le centre de « périnatalité sociale » la Maison bleue souffle 10 bougies.

7867, avenue Querbes, Montréal. Au premier étage de la maison, la petite Souha, 1 an, reçoit un vaccin de l’infirmière Joanie Bounadère. Au même moment, dans la salle de jeu du rez-de-chaussée, l’éducateur spécialisé Félix Rivet-Aumont rencontre une dernière fois Seema et sa fille Eiman, 4 ans, avant son entrée dans la cour des grands… de la petite école. 

Un hall d’entrée, une cuisine, un salon, un bureau : c’est justement parce qu’elle ressemble à une maison ordinaire que la Maison bleue est si extraordinaire. Ses locataires (quasi) permanents sont des médecins, des infirmières, des éducateurs spécialisés, des travailleurs sociaux, des sages-femmes et des stagiaires.

Depuis 10 ans presque jour pour jour, des centaines de femmes enceintes vulnérables ont cogné aux portes de la toujours très ouverte Maison bleue. Le centre compte trois établissements, dans les quartiers Côte-des-Neiges (2007), Saint-Michel – inauguré l’année dernière – et Parc-Extension, où la directrice générale, Amélie Sigouin, reçoit La Presse.

L’intervenante en petite enfance a cofondé, avec sa mère Vania Jimenez, médecin de famille accoucheuse, un modèle unique de « périnatalité sociale » qui continue de faire des petits. « Ce qu’on voulait à la base, et ça semble large, c’était de réduire les inégalités sociales. On a choisi de le faire par la porte d’entrée qu’est la grossesse, une véritable fenêtre d’opportunité dans la vie d’une famille, explique-t-elle. On intervient de - 9 mois jusqu’à 5 ans. »

Comme bien des acteurs en pédiatrie sociale, le duo mère-fille a remarqué que l’égalité des chances des enfants était souvent factice. Que les injustices croissaient déjà dans le ventre de la mère. « Une femme qui a tout juste 21 ans, qui a dû laisser son troisième enfant dans son pays d’origine et qui, après un parcours migratoire incroyable, est enceinte d’un enfant issu d’un viol, sans avoir pu se faire avorter… Le papa n’est pas là, elle débarque en plein hiver. Est-ce que c’est vrai qu’à 5 ans, ça va bien aller [pour l’enfant] ? Que le petit va avoir les mêmes chances ? Évidemment que non. »

Pour rétablir un tant soit peu l’équilibre, la Maison bleue mise sur une approche multiple, qui inclut non seulement la future mère, mais aussi, s’il y a lieu, son conjoint, sa famille élargie, sa vie professionnelle ou encore son statut migratoire. 

« Briser les silos » revient souvent dans la discussion. « C’est un one-stop shopping, note Amélie Sigouin. […] Le médecin, c’est un peu la carotte, mais toute une équipe de professionnels se met autour. » Au total, 3456 personnes ont été suivies depuis l’ouverture du centre.

En amont

L’éducateur spécialisé Félix Rivet-Aumont, qui avait envie de travailler « en amont », assure que cette vision n’est pas que velléité. « Dans le système de santé, on parle souvent de multidisciplinarité et d’interdisciplinarité, mais ce n’en est jamais vraiment. Je pense que c’est ici qu’on se rapproche le plus de la vraie définition. »

Pas de victoires grandiloquentes, pas de scénarios hollywoodiens. Les femmes éclopées, battues ou désœuvrées le demeurent bien souvent. Seulement certaines d’entre elles trouvent un emploi, consentent à utiliser des moyens de contraception, colmatent certains traumatismes. Des mains sont tendues aux enfants, des confiances sont rebâties. Et les effets ne sont pas que qualitatifs. Un passage à la Maison bleue réduit notamment la proportion de bébés de petit poids et les naissances prématurées. Mais la « réduction des méfaits » reste la paie principale.

Et parlant de paies, celles des professionnels qui y travaillent sont prises en charge par l’État, un centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) plus exactement. L’idée de départ perdure et vise à adjoindre les forces du secteur communautaire aux réussites du système de santé public. C’est ce qu’Amélie Sigouin nomme « l’hybridité ». La Maison bleue, qui n’accepterait pour rien au monde de devenir un PPP lucratif, n’est qu’une coquille de coordination, de gestion et de secrétariat.

« On ne s’est jamais dit : le système public ne fonctionne pas et on veut en sortir complètement. Ce n’est pas notre philosophie. Pour nous, le système public a un rôle à jouer. Payer une infirmière avec des fonds privés, pour moi, ça ne fait aucun sens. »

— Amélie Sigouin, cofondatrice de la Maison bleue

Cette année, pour la première fois, Québec a répondu positivement à une demande de financement récurrent de 100 000 $ par la Maison bleue, alors que les coûts d’exploitation se chiffrent autour de 250 000 $. Le succès du modèle attire à la fois les figures politiques – beaucoup « s’en font du capital », admet Amélie Sigouin –, les organismes communautaires et les acteurs privés. Les fondations de la Maison bleue doivent maintenir un parfait équilibre pour ne pas s’écrouler. « Ce n’est pas que financier. J’aurais 20 millions, ça ne changerait rien. Je ne veux pas ouvrir des franchises sociales, je ne veux pas payer pour des services. C’est ce qui nous distingue, par exemple, de la pédiatrie sociale. »

Se développer, oui, mais sans grossir, du moins dans le sens architectural. Une Maison bleue de 4 étages et 50 pièces pourrait vite devenir… un hôpital. « Ça peut sembler ésotérique, mais les étoiles doivent être alignées », dit Amélie Sigouin à propos de prochaines ouvertures. L’intérêt de médecins accoucheurs, d’intervenants communautaires, d’un CIUSSS et de donateurs doit culminer en un même dessein.

Un quatrième et un cinquième centre sont en gestation, nous dit-on. Il y a 10 ans, la Maison bleue a eu raison de rêver en couleurs.

Une soirée-bénéfice se tiendra le jeudi 25 mai au Théâtre Rialto en compagnie de Guylaine Tremblay, marraine de la Maison bleue depuis sa fondation.

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