Prêtres pédophiles

Hanté par le père Rivoire

Le père Joannes Rivoire coulait une retraite paisible dans un sanctuaire ensoleillé de la Provence quand Marius Tungilik est mort, au cours d’une longue nuit d’hiver du Nunavut, vaincu par les démons qui l’avaient poursuivi toute sa vie.

Marius Tungilik a rendu son dernier souffle seul dans son lit, dans la nuit du 16 décembre 2012. Le leader inuit, bien connu au Nunavut, avait 55 ans. C’est son fils Jesse qui a découvert son corps, le matin, dans leur appartement d’Iqualuit.

Le rapport du coroner a conclu à une « défaillance cardiaque due à un empoisonnement à l’alcool ». Traduction brutale, mais exacte, de Jesse : « Mon père s’est soûlé à mort. »

Ce que le coroner a passé sous silence, toutefois, c’est ce qui a tué Marius Tungilik à petit feu. Les sévices sexuels subis dans son enfance. La honte. La colère. Et cet énorme sentiment d’injustice. « Il souffrait beaucoup du fait que son agresseur ait été protégé, qu’il ait eu le droit de fuir le pays », dit son fils.

Il y a maintenant 19 ans que Joannes Rivoire est sous le coup d’un mandat d’arrêt lancé par la Gendarmerie royale du Canada. L’ancien missionnaire français posté dans le Grand Nord doit répondre à des accusations d’agressions sexuelles sur trois enfants inuits, dont Marius Tungilik, à la fin des années 60. 

Mais voilà : le père oblat a quitté le Canada en catastrophe en 1993, au moment où les langues commençaient à se délier. Ces allégations n’ont donc jamais été prouvées devant un tribunal.

Joannes Rivoire s’est réfugié à Notre-Dame-des-Lumières, un sanctuaire que les oblats ont converti en partie en hôtel de luxe dans le sud de la France. Il y a vécu plus de 20 ans, jusqu’à son récent transfert à la maison oblate de Strasbourg, en Alsace. Joint par La Presse, l’homme de 87 ans a promptement raccroché. Ces allégations n’ont pas été prouvées en cour.

D’autres prêtres en fuite

Nos recherches montrent que le cas de Joannes Rivoire n’est pas une exception. Accusés de crimes pédophiles, des hommes d’Église échappent à la justice canadienne en se faisant muter sous d’autres cieux. Parfois, ils agissent seuls. Mais souvent, ces prédateurs sexuels traversent des frontières avec l’aide de leurs supérieurs catholiques (voir autre texte).

Malgré les condamnations passées, les accusations devant les tribunaux ou les mandats d’arrêt lancés par la police, ces membres du clergé ont longtemps été intouchables, comme le père Rivoire en France. Pendant des années, ils se sont cachés en pleine lumière, avec l’appui de supérieurs prêts à tout pour éviter un scandale – même à exposer d’autres enfants au danger.

Un cri dans le désert

Quand Sylvain (prénom fictif) a réalisé que le bourreau québécois de son enfance faisait de nouvelles victimes en France, il a sonné l’alarme. Deux fois plutôt qu’une. Personne ne l’a écouté.

Sylvain avait 11 ans quand l’abbé Denis Vadeboncoeur l’a violé pour la première fois. L’abbé était responsable d’un camp de vacances pour enfants défavorisés, à Lac-Simon. « Il était bon pour repérer ses victimes. Moi, j’étais parfait : je sortais du pensionnat, mon père était décédé, ma mère ne pouvait pas s’occuper de moi. » L’abbé a profité de sa vulnérabilité. « On devait faire une sortie en camping. Il s’est arrangé pour partager ma tente. »

Les agressions se sont poursuivies pendant des années. Denis Vadeboncoeur avait une très forte emprise sur Sylvain. « J’étais sous son joug. Il réussissait à faire ce qu’il voulait avec moi. »

En 1985, le prêtre a été condamné à 20 mois de prison pour sévices sexuels infligés à des enfants. Sylvain ne faisait pas partie des victimes ayant porté plainte. « À l’époque, c’était trop difficile pour moi de dénoncer. Je n’avais même pas conscience de tout le mal que cela me faisait. »

Au fil des ans, Sylvain a mesuré l’ampleur des ravages émotifs provoqués par ces agressions. En 1997, il a appris avec stupeur que Denis Vadeboncoeur s’était vu offrir une paroisse en Normandie peu après sa sortie de prison. Pire, le prédateur sexuel continuait à s’entourer d’enfants issus de familles brisées.

Sylvain s’est senti obligé d’intervenir. « J’avais de l’empathie pour ces enfants en France. J’avais vécu ce qu’ils vivaient sans que personne ne se soucie de moi au Québec. Je voulais éviter ça à d’autres. »

Le 5 octobre 1997, Sylvain a donc rassemblé son courage pour écrire à l’évêque d’Évreux, Jacques David. Ça n’a servi à rien. « J’étais révolté. C’était un pédophile reconnu coupable d’agressions sexuelles qui n’avait aucun remords et qui continuait à sévir. Et personne n’avait l’intention de faire quoi que ce soit ! »

Deux années ont passé, pendant lesquelles la conscience de Sylvain n’a pas cessé de le travailler. En février 2000, le Québécois a écrit une seconde lettre à Mgr David dans l’espoir d’obtenir une réaction. Espoir déçu, encore une fois.

Le scandale a éclaté des mois plus tard avec l’arrestation de l’abbé Vadeboncoeur. L’évêché d’Évreux a alors déclaré que « jamais aucune plainte » ne lui était parvenue avant qu’une jeune victime du prêtre ne se manifeste, en novembre 2000.

Alors, Sylvain a ressorti ses lettres. Et l’évêché a bien été obligé d’admettre avoir été alerté à deux reprises.

En fait, l’évêché avait été informé du passé pédophile de Denis Vadeboncoeur dès son transfert en France, en 1987. Les supérieurs québécois du prêtre s’étaient même inquiétés du risque de récidive auprès de l’évêché. Malgré tout, le pédophile s’est vu confier une paroisse sans supervision ni la moindre mise en garde aux paroissiens. « On a voulu protéger le prêtre », constate Sylvain. La réputation de l’Église, aussi. Mais pas les enfants.

Denis Vadeboncoeur a été condamné à 12 ans de prison en septembre 2005. Il était toujours en détention, cinq ans plus tard, lorsqu’il a succombé à un cancer foudroyant.

Appels à l’extradition

Joannes Rivoire a vécu plus de 30 ans parmi les Inuits. Supérieur provincial des oblats dans le Grand Nord, le missionnaire parlait couramment l’inuktitut. Aujourd’hui, pourtant, ses aventures nordiques ont disparu des livres d’histoire des oblats, comme si la congrégation cherchait à le faire oublier.

Karen Bergman, elle, se souvient clairement du jour où Lucy (prénom fictif) lui a confié son lourd secret. C’était en 1992. « Nous passions devant l’église, à Arviat, lorsqu’elle m’a dit que le père Rivoire l’avait agressée dans son enfance. » Elle se souvient du dégoût qu’elle avait lu sur le visage de son amie, aujourd’hui morte.

Peu de temps après avoir reçu cette confidence, Karen Bergman – qui vivait à Arviat avec son mari inuit – a entendu parler des sévices qui auraient été infligés par le père Rivoire à Marius Tungilik. « J’ai écrit une lettre à l’évêque de Churchill. J’étais sans doute naïve, mais je croyais, j’espérais qu’il fasse la bonne chose. »

La réaction du clergé l’a consternée. Le père Rivoire a été contraint de prendre du repos à Winnipeg, pendant qu’un prêtre s’est rendu à Arviat pour faire enquête sur les allégations. « J’ai accompagné mon amie Lucy lorsqu’elle a rencontré ce prêtre. J’étais là quand elle lui a raconté son histoire. »

Joannes Rivoire n’a jamais remis les pieds dans le Grand Nord. « On nous a dit qu’il était parti rendre visite à sa mère malade, en France, dit Karen Bergman. Il n’est pas revenu. L’Église en laquelle je croyais a facilité sa fuite du Canada, alors qu’elle était parfaitement au courant des allégations contre lui. »

Mme Bergman, comme Jesse Tungilik, souhaite que le père Rivoire soit extradé au Canada pour être traduit en justice. « Il a toujours été protégé par l’Église, se désole Jesse. Ça me met en colère. Il n’aurait pas pu quitter le pays sans aide. Et pourtant, rien n’a été fait contre ceux qui lui ont permis de fuir. »

Un silence assourdissant

Les oblats de France affirment ne pas avoir été prévenus, en 1998, du mandat d’arrêt lancé contre Joannes Rivoire au Canada. Ils ont appris qu’ils hébergeaient un fugitif à la fin de 2013, lors de la médiatisation de l’affaire. Les oblats ont alors signalé le cas à la Congrégation romaine pour la doctrine de la foi, au Vatican. Après une enquête canonique, Joannes Rivoire a été assigné à résidence dans sa retraite de Provence.

En 2015, le vieil homme a été transféré à Strasbourg en raison d’une restructuration, explique le provincial des oblats de France, Vincent Gruber. Sa congrégation s’assure qu’il ne soit pas en contact avec des enfants. C’est à peu près tout ce qu’elle peut faire, plaide le père Gruber : « Nous avons eu un dialogue approfondi avec lui à plusieurs occasions, mais nous n’avons aucun moyen de le contraindre à se présenter au Canada, sinon du point de vue moral. Ce qui a été fait. »

Dans un reportage publié hier, le quotidien français Mediapart souligne que le Canada n’a jamais adressé de demande d’extradition au Bureau de l’entraide pénale internationale française, une information qu’Ottawa refuse de confirmer. « Puisque les demandes d’extradition sont des communications confidentielles entre États, nous ne pouvons confirmer ou infirmer l’existence d’une demande au sujet de M. Rivoire », s’est borné à déclarer David Taylor, attaché de presse au ministère de la Justice.

« Ce n’est pas seulement l’Église qui refuse de dire la vérité aux victimes, c’est aussi l’État canadien. Le gouvernement se bat contre les victimes, c’est incroyable », s’indigne Lieve Halsberghe, militante belge qui a soutenu Marius Tungilik dans sa lutte pour la justice au cours des dernières années de sa vie.

Elle n’a jamais abandonné le combat. En avril, elle a écrit à Justin Trudeau pour le presser d’agir. « Le silence des oblats sur le départ soudain de leur supérieur provincial est assourdissant », a-t-elle souligné dans sa lettre au premier ministre.

Lieve Halsberghe est convaincue que ce silence, plus que toute autre chose, a eu raison de son ami. « Marius est mort parce qu’il ne pouvait plus vivre avec le mal qui le rongeait. Il avait besoin d’explications, mais les oblats ont refusé de lui dire quoi que ce soit. Ils l’ont torturé psychologiquement pendant des années. Marius était hanté par le père Rivoire. »

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