JINWAR, Syrie — C’est un village perdu au bout d’un chemin de terre. Quelques dizaines de maisons en chantier, posées sur l’horizon d’une plaine aride et pelée. À première vue, Jinwar n’a rien d’exceptionnel. Pourtant, ce village en construction incarne à lui seul l’étonnante révolution en cours dans le nord de la Syrie, malgré la guerre civile. Ou à cause d’elle.
Lorsque sera posée la dernière brique de terre séchée, lorsque les semis seront plantés et les maisons, attribuées, Jinwar deviendra le premier village de Syrie écologique, autosuffisant et, surtout, exclusivement réservé… aux femmes.
Aux femmes « libres », prend soin de préciser Rumet Heval, l’une des responsables du chantier.
« À la maison, les femmes n’ont pas le pouvoir de prendre de décisions. Ce sont des hommes qui décident à leur place. Ici, elles seront maîtresses de leur vie. »
– Rumet Heval, chargée du projet Jinwar
L’objectif n’est pas de couper les femmes de la moitié de l’humanité mais bien « d’exploiter leur potentiel », explique-t-elle. « Les femmes sont fortes et peuvent vivre par elles-mêmes. »
Il s’agit aussi d’un pied de nez au groupe État islamique (EI).
La moitié des maisons de Jinwar sont destinées à des veuves de combattants tués dans l’offensive visant à éradiquer l’EI des villes et des villages, au sud. Là-bas, les femmes sont cloîtrées chez elles et risquent le fouet – ou pire – si elles osent sortir sans dissimuler leurs corps sous d’amples voiles noirs.
À peine 200 km nous séparent de ces territoires syriens où les djihadistes imposent avec un zèle fanatique leurs lois religieuses dignes d’un autre âge. Jinwar se trouve bien dans le même pays – mais sur une tout autre planète.
L’antithèse du califat
La lutte contre l’EI a braqué les projecteurs sur les combattantes kurdes syriennes, ultra-photogéniques en treillis, foulards fleuris sur la tête et kalachnikov en bandoulière. Sur le terrain, les succès de ces femmes sans peur et sans reproche ont contribué à leur légende. Membres des Unités féminines de protection (YPJ), elles ont notamment libéré, avec leurs frères d’armes des Unités de protection du peuple (YPG), des milliers de yézidis pris au piège sur le mont Sinjar, en Irak.
Mais au-delà des exploits militaires, on connaît moins le type de société que les hommes et les femmes kurdes sont en train de bâtir dans le nord de la Syrie. La révolution du Rojava, territoire autonome né des cendres de la guerre civile, ne préconise rien de moins que la démocratie directe inspirée de la Grèce antique, la laïcité, le pluralisme ethnique et, bien, sûr, l’égalité des sexes.
C’est l’antithèse du califat islamique.
Cette expérimentation radicale est menée dans l’un des endroits les plus dangereux de la planète. Les plus conservateurs et patriarcaux, aussi. Les défis sont aussi gigantesques que les risques de dérapage. Au Rojava, les Kurdes se battent sur deux fronts. Contre l’annihilation et pour une utopie.
Un semblant de pays
On n’entre pas facilement au Rojava. Il faut d’abord se rendre en Irak, puis monter à bord d’une simple barque pour franchir le Tigre, qui marque la frontière avec la Syrie. C’est l’un des seuls points de passage permettant d’accéder à cette enclave bordée au sud par l’EI, à l’ouest par l’armée de Bachar al-Assad et au nord par la Turquie – qui a érigé, le long de sa frontière, un mur de béton de 700 km à faire rougir d’envie Donald Trump.
À l’est, le gouvernement régional kurde d’Irak, allié de la Turquie, autorise les passages sur le Tigre au compte-gouttes, quand il ne ferme pas carrément sa frontière, parfois pendant des semaines, au gré de ses humeurs ou des tensions régionales.
La traversée ne dure qu’une minute. Côté syrien, tout semble à la fois officiel et factice, jusqu’au tampon d’entrée dans le « Système fédéral démocratique de la Syrie du Nord » qu’un douanier à l’air suspicieux appose sur une feuille et non dans le passeport, puisque ce territoire autogéré – qui dispose d’une charte, d’un gouvernement, d’un parlement, de tribunaux et d’une armée – n’est officiellement reconnu par personne.
Un Rojava fort dans une Syrie unie
La route file à travers une vaste étendue désertique. La monotonie du paysage n’est brisée que par les puits de pétrole disséminés à travers la plaine. À tout bout de champ, la voiture est stoppée aux points de contrôle tenus par les miliciens kurdes qui se sont emparés depuis cinq ans d’un territoire de 30 000 km2, l’équivalent de la péninsule gaspésienne.
L’or noir est abondant mais sévèrement rationné. C’est que le pétrole brut est désormais acheminé dans des raffineries construites avec les moyens du bord, qui produisent un carburant de mauvaise qualité. Les moteurs des véhicules en souffrent, les citoyens rouspètent, mais qu’importe : étranglé par l’embargo, le Rojava se débrouille avec le peu qu’il possède.
Le contraste avec la région kurde du nord de l’Irak est saisissant. Là-bas, les gratte-ciel, autoroutes, boutiques et cafés branchés se sont multipliés depuis la chute de Saddam Hussein. L’argent coule à flots et les Kurdes irakiens sont prêts à divorcer. Le 25 septembre, ils se sont prononcés massivement en faveur de l’indépendance, à l’issue d’un référendum qui risque de morceler l’Irak.
Les Kurdes de Syrie ont choisi une autre voie. « Le concept d’État-nation est à l’origine de la crise syrienne. Nous prônons plutôt le fédéralisme démocratique », dit Hediya Yousef, coprésidente de l’assemblée constituante du Rojava.
Avant la guerre, elle a croupi deux ans dans une geôle syrienne pour subversion politique. Malgré cela, et malgré des décennies d’oppression à l’encontre de son peuple, elle ne souhaite pas la chute de Bachar al-Assad.
« La solution n’est pas de changer un dirigeant par un autre. C’est le système qu’il faut changer en profondeur. »
– Hediya Yousef, coprésidente de l’assemblée constituante du Rojava
Les Kurdes de Syrie auraient pu profiter du soulèvement de mars 2011 et du chaos qui a suivi pour se rebeller, eux aussi, contre le régime. Ils ont plutôt conclu une entente tacite avec Bachar al-Assad, un pacte de non-agression en retour duquel le dictateur a retiré ses troupes du Rojava. Les Kurdes n’ont eu qu’à remplir le vacuum pour mettre en branle la révolution à laquelle ils se préparaient depuis plus d’une décennie.
La révolution des femmes
Trois ans après le déclenchement du conflit syrien, un homme d’Amuda, la capitale administrative du Rojava, a tué sa future femme parce qu’il l’accusait de ne pas être vierge. Les deux familles ont ensuite conclu un arrangement à l’amiable. Celle du meurtrier a versé une compensation à celle de la victime – une pratique courante lorsque survient un crime d’honneur.
L’affaire aurait pu en rester là.
La différence, cette fois, c’est que des femmes sont descendues dans la rue pour crier leur indignation. « Pour nous, il n’y avait pas de compromis possible. Ce meurtre devait être considéré comme un crime à part entière », raconte Noura Khalil, intervenante chez SARA, une organisation fondée en 2013 afin de venir en aide aux victimes de violence conjugale.
Grâce aux pressions de la rue, le meurtrier a dû répondre de ses actes devant un tribunal. Il a été jugé et jeté en prison. Une victoire pour SARA, qui administre des centres d’hébergement anonymes pour femmes victimes de violence.
« Sous le régime syrien, il nous aurait été impossible d’ouvrir ces refuges secrets. Il n’y avait pas d’organisations civiles. Les crimes d’honneur n’étaient pas punis. »
– Noura Khalil, intervenante chez SARA, organisme de soutien aux victimes de violence conjugale
Au Rojava, la révolution est bel et bien en marche. Et elle est résolument féministe.
« Pour changer le système, nous devons commencer par les femmes, dit Hediya Yousef. Une société sans égalité des sexes n’est pas une société démocratique. »
Des lois ont été adoptées pour interdire le mariage forcé, le mariage des filles mineures, l’excision et la polygamie. La charia n’a plus cours pour régler les disputes matrimoniales ; les tribunaux islamiques ont été démantelés. Désormais, les femmes peuvent exiger le divorce et obtenir la garde de leurs enfants. Elles ont droit à leur juste part d’héritage. Devant un juge, leur témoignage vaut bien celui d’un autre – jusque-là, le témoignage de deux femmes était requis pour égaler celui d'un homme. Au Parlement, un quota minimal de 40 % de femmes a été imposé.
« Les femmes doivent se libérer de l’idéologie traditionnelle voulant qu’elles doivent rester à la maison. Elles ont un rôle politique et militaire à jouer dans cette révolution », dit Amina Omar, « ministre » de la Condition féminine.
« Notre système de coprésidence homme-femme au sein des organisations n’a pas d’équivalent dans les pays occidentaux. Nous avons entrepris une expérience radicale au Rojava. »
– Amina Omar, « ministre » de la Condition féminine
Une expérience radicale, sans aucun doute. Mais l’Histoire ne manque pas de révolutions détournées ou réprimées dans le sang. Une fois que les armes se seront tues en Syrie, que restera-t-il de la révolution du Rojava ?