les pirates de la génétique

Manipuler l’ADN des êtres vivants afin de contourner les règles de la génétique et de la sélection naturelle : c’est l’essence du forçage génétique, un outil puissant qui permet d’imposer la transmission de certains traits aux générations futures. Si la technique fait miroiter l’espoir d’éradiquer des maladies et des espèces indésirables, des scientifiques réunis à Montréal cet été ont appelé à la prudence avant de relâcher des organismes ainsi modifiés dans la nature.

Un dossier de Philippe Mercure

Pirater l’ADN des êtres vivants afin de contourner les règles de la génétique et de la sélection naturelle : c’est l’essence du forçage génétique, un puissant outil qui permet d’imposer la transmission de certains traits aux générations futures. Si la technique fait miroiter l’espoir d’éradiquer des maladies et des espèces indésirables, des scientifiques réunis à Montréal cet été ont appelé à la prudence avant de relâcher des organismes ainsi modifiés dans la nature.

Un dossier de Philippe Mercure

Science

une technique pour modifier les êtres vivants

Les yeux de maman et les cheveux de papa ? Ou l’inverse ? La magie de la génétique réside dans son imprévisibilité. Nos gènes ont généralement une chance sur deux de se transmettre à nos descendants. La sélection naturelle fait le reste. Les traits qui favorisent la survie se propagent au fil des générations au détriment des autres.

Mais voilà que les scientifiques ont trouvé une façon de contourner ces règles qui gouvernent la reproduction sexuée depuis la nuit des temps. Le nom de ce puissant outil : forçage génétique.

« Le principe est de forcer la transmission de certains gènes pour qu’ils soient automatiquement transférés aux descendants. »

— Manoela Pessoa de Miranda, agente principale du programme sur la biosûreté et la biosécurité pour la Convention sur la diversité biologique des Nations unies, dont le secrétariat est établi à Montréal

Le forçage génétique fait partie d’une nouvelle discipline appelée « biologie synthétique » – deux mots qu’on n’a pas l’habitude de voir ensemble. L’idée est d’appliquer les principes de l’ingénierie aux êtres vivants afin de les modifier. « Le forçage génétique est la forme de biologie synthétique la plus controversée », dit Mme Pessoa de Miranda.

Le forçage génétique n’est pas nouveau. La nature elle-même force parfois la transmission de certains gènes, et l’idée de s’en inspirer date des années 40. Mais depuis quelques années, de nouvelles techniques de manipulation de l’ADN ont permis de passer de la théorie aux tests en laboratoire.

Des yeux bleus pour tout le monde

Pour comprendre le forçage génétique, prenons l’exemple d’un trait qui se transmet parmi la population selon les règles normales de la génétique : les yeux bleus. En allant bidouiller dans le code génétique des gens porteurs du gène lié aux yeux bleus, on pourrait s’assurer qu’ils le transmettent avec quasi-certitude à leurs enfants. De génération en génération, le nombre d’individus aux yeux bleus augmenterait. Au bout d’un certain temps, qui dépend du nombre d’individus modifiés au départ et de la vitesse avec laquelle les gens se reproduisent, tout le monde finirait par avoir les yeux bleus.

L’intérêt de créer une population aux yeux bleus est évidemment discutable. Mais d’autres applications font miroiter de réels bénéfices. À l’Université de la Californie, par exemple, le biologiste moléculaire Anthony James a créé des moustiques modifiés génétiquement qui bloquent le parasite de la malaria et ne peuvent donc pas transmettre la maladie. Ces moustiques refilent automatiquement ce trait à leurs descendants. En relâchant de tels moustiques dans la nature et en les laissant se reproduire, les scientifiques croient qu’au bout de plusieurs générations, tous les moustiques deviendraient incapables de transmettre la malaria.

L’idée fait rêver de la possibilité d’éradiquer une maladie qui tue 1 million d’êtres humains par année.

À l’Imperial College of London, en Angleterre, les chercheurs Tony Nolan et Andrea Crisanti ont joué un tour autrement cruel aux moustiques. Ils les ont modifiés génétiquement afin de rendre les femelles infertiles. En temps normal, une caractéristique aussi nuisible à la survie de l’espèce serait rapidement écartée par la sélection naturelle. Mais lorsqu’elle est portée par le forçage génétique, c’est une autre histoire.

En laboratoire, Nolan et Crisanti ont relâché 600 moustiques, dont la moitié étaient porteurs de la modification génétique. Au bout de quatre générations, 75 % des moustiques portaient la modification – exactement comme les modèles de propagation l’avaient prévu. Tôt ou tard, par manque de femelles fertiles, ces moustiques sont condamnés à s’éteindre.

Une telle technique fait aussi rêver ceux qui luttent contre les espèces invasives. Ces espèces venues d’ailleurs profitent des échanges commerciaux de plus en plus importants pour débarquer dans des écosystèmes qui ne sont pas adaptés à les recevoir, perturbant la faune et la flore, causant des problèmes de santé chez l’humain et provoquant des conséquences économiques estimées à plus de 30 milliards de dollars au Canada seulement. La carpe asiatique, l’agrile du frêne et la moule zébrée n’auraient qu’à bien se tenir devant une arme comme le forçage génétique.

Principe de précaution

Alors, qu’attend-on pour pirater les gènes des espèces qui nous causent des problèmes et de les attaquer à coups de forçage génétique ? La première raison est que la science est encore en développement. Pour l’instant, la technique semble fonctionner sur les moustiques. Mais en juillet, des chercheurs ont tenté pour la première fois le forçage génétique sur des souris… et constaté qu’ils avaient encore du pain sur la planche. Les modifications n’ont pas toujours fonctionné et n’ont pas toujours été transmises aux générations suivantes.

L’autre obstacle, encore plus important, est d’ordre éthique. Au mois de juillet, plus de 1000 délégués de partout dans le monde se sont réunis à Montréal dans le cadre de la Convention sur la diversité biologique des Nations unies. Au cœur des discussions : la biologie synthétique en général, et le forçage génétique en particulier. L’organe subsidiaire chargé de fournir des avis scientifiques, techniques et technologies à la Convention a fini par accoucher d’un message marqué par la prudence.

« En raison de l’incertitude entourant les impacts des organismes modifiés avec des gènes forcés, les pays sont appelés à appliquer le principe de précaution dans la libération de tels organismes, y compris les libérations expérimentales », ont écrit les scientifiques.

Le groupe affirme que « plus de recherches et d’analyses sont nécessaires » avant de faire sortir le forçage génétique des laboratoires et relâcher les organismes modifiés dans la nature.

« Le potentiel est énorme – éradiquer la malaria et contrôler les espèces invasives, c’est évidemment très bien. Mais les pays sont préoccupés par plusieurs possibilités. Si une espèce de moustique disparaît, qu’est-ce qui va arriver ? »

— Manoela Pessoa de Miranda

« Est-ce qu’une autre espèce va prendre l’espace disponible ? Ce qui arriverait à l’équilibre écologique est largement inconnu. Et il y a le risque que les gènes modifiés passent à une autre espèce », poursuit Manoela Pessoa de Miranda.

« Les pays ne disent pas que ça ne devrait jamais être utilisé, précise Mme Pessoa de Miranda. Le message est : avant de relâcher des organismes, il faut mieux comprendre les conséquences. »

A : Selon les règles normales de la génétique, un individu qui possède une copie d’un gène a une chance sur deux de la passer à la génération suivante.

B : Avec le forçage génétique, le gène est automatiquement passé aux générations suivantes et se propage rapidement au sein de la population.

Source : Université Harvard

Science

une opération de piratage controversée

Comment les scientifiques font-ils pour forcer la transmission de certains gènes aux descendants ? Autopsie d’une opération de piratage hautement controversée.

1.

Nos gènes viennent généralement en deux versions différentes, appelées allèles. Seulement l’un de ces allèles est passé aux descendants. L’autre allèle viendra de l’autre parent.

2.

L’une des techniques les plus utilisées pour le forçage génétique consiste à couper un bout d’ADN sur l’un des allèles. Un nouvel outil appelé CRISPR/Cas9, véritable ciseau moléculaire, est particulièrement efficace pour retirer ces morceaux d’ADN.

3.

On laisse ensuite l’allèle se réparer lui-même. Celui-ci comble le bout d’ADN manquant en calquant la séquence génétique de l’autre allèle. Résultat : les deux allèles sont identiques. Peu importe lequel est transmis aux descendants, le trait qu’on veut passer aux générations futures est sûr d’être transmis.

Source : Université Harvard

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.