restauration Jérôme ferrer

Jérôme Ferrer tente le tout pour le tout

Après avoir perdu plus de 1 million de dollars avec sa chaîne de casse-croûte et avoir frôlé la faillite, le chef Jérôme Ferrer a décidé de rebondir en multipliant les projets. Il a accepté de nous parler de ses ambitions pour Montréal.

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La descente aux enfers

Un million de dollars, « c’est le travail d’une vie en restauration », lance Jérôme Ferrer, attablé dans son restaurant Europea, au centre-ville de Montréal. C’est ce qu’il a perdu dans son aventure avec Juste pour rire et Gilbert Rozon, qui s’est vite transformée en mésaventure.

« J’ai 15 ans de travail à faire pour rembourser tout ça. Mais je suis serein… Je n’ai pas le choix. »

Les deux hommes s’étaient associés au printemps 2017 pour intégrer l’image de Juste pour rire dans la chaîne de restaurants Jerry – Casse-Croûte du terroir. Ils ambitionnaient de s’attaquer au marché européen et aux aéroports avec leur concept de franchises baptisées Jerry Ferrer. Or, seulement deux saisons plus tard, les allégations d’agressions sexuelles qui visaient Gilbert Rozon venaient anéantir toute chance de succès.

En quelques jours, le chiffre d’affaires de l’établissement du boulevard René-Lévesque a chuté de 50 à 70 %, raconte M. Ferrer. Les unes après les autres, les réservations étaient annulées. Les entreprises qui devaient tenir leur party de Noël chez Jerry Ferrer n’osaient plus y amener leurs employés.

« En décembre, on savait que c’était fini. […] On regardait nos chiffres et on se disait “ça y est, c’est la banqueroute”. »

— Jérôme Ferrer

Les franchisés ont quitté le navire. Les projets d’ouverture ont tous été annulés. Les sommes importantes investies dans le recrutement de franchisés ont perdu toute utilité.

« En décembre et janvier, il a fallu vider nos comptes personnels », relate le chef, qui a décidé de ne pas amener l’affaire devant les tribunaux. Il n’en avait pas les moyens. Et il ne voulait pas mettre à risque sa santé mentale et physique. « En affaires, il faut savoir passer à autre chose, accepter la fatalité. »

Jérôme Ferrer ne cache pas qu’il a ardemment souhaité parler avec Gilbert Rozon, par contre. « Quand tu rentres chez quelqu’un et que tu casses quelque chose, la moindre des choses est de ramasser. Mais on n’a pas eu d’excuses, on n’a pas eu d’explications. On a réclamé des rencontres pour trouver des sorties de secours […], surtout que c’est fragile au début, une entreprise, et que les marges sont faibles en restauration. Mais on n’a pas eu de retour, pas d’aide, pas d’amour. C’est ça qui m’a le plus blessé, c’est certain. »

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« Retirer quelque chose de positif »

Seule bonne nouvelle, quelques semaines avant l’éclatement du scandale Rozon, Jérôme Ferrer et ses associés (Ludovic Delonca et Patrice De Felice) avaient lancé La boîte du chef, un service de repas préparés et livrés à domicile. Ce nouveau créneau avait pour principal objectif d’assurer la rétention des quelque 50 à 60 employés de la cuisine centrale qui approvisionnait aussi les casse-croûte.

En restauration, la stabilité des équipes est importante, particulièrement en cette époque de pénurie de main-d’œuvre, rappelle le chef. La stratégie a fonctionné, l’équipe a été sauvée.

Mais les semaines passent, et les partenaires d’affaires de longue date se rendent à l’évidence : il faut trouver une issue, des idées pour se refaire financièrement. Il faut « retirer quelque chose de positif » de cette malheureuse situation qui a provoqué « angoisse, larmes et déprime ».

« Après la phase d’acceptation, on s’est réunis les trois et on s’est demandé “c’est quoi, notre force ? C’est l’amour de bien faire les choses, d’être authentiques” », raconte le chef de 43 ans. Le trio a décidé de rebondir en faisant quelque chose d’amusant, de chaleureux, d’accueillant et, surtout, de différent, énumère le chef.

D’autres deuils

Il faut dire que ce n’est pas la première fois que Jérôme Ferrer doit faire preuve de résilience et son discours est celui d’un homme qui a vécu d’autres deuils. Il y a quelques années, sa conjointe Virginie a appris qu’elle avait un cancer du poumon alors que le couple, qui tentait de fonder une famille, composait avec une deuxième fausse couche. La maladie a eu raison d’elle, à 37 ans.

Le chef s’est aussi battu pour sa santé. Dans son livre Faim de vivre, il raconte que son poids a doublé après la mort de son amoureuse, ce qu’il l’a amené dans une situation où sa vie était en danger. Une chirurgie bariatrique et le sport l’ont sauvé.

« La définition de l’entrepreneur, c’est d’être passionné et audacieux, et faire preuve de résilience », souligne Jérôme Ferrer, qui a aussi eu la chance de pouvoir compter sur la générosité d’un « ange ».

Cet homme d’affaires, qui préfère ne pas être identifié mais qui est bien connu partout au Québec, prend soin du trio. « C’est quelqu’un qui a un cœur comme ce n’est pas permis. Si cette personne n’était pas dans nos vies, on ne serait plus là, c’est certain. » Sans son intervention, Ferrer et ses acolytes n’auraient pas pu imaginer les projets qui s’apprêtent à voir le jour.

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Un concept « unique au monde »

Une fois la poussière de l’affaire Rozon retombée, Jerôme Ferrer raconte qu’il a remis en question sa cuisine en se plaçant à la place des clients pour imaginer son avenir professionnel.

Il a alors imaginé une expérience « unique au monde ». «  Aujourd’hui, la restauration m’étouffe. Il y a trop de redondance. Dans toutes les capitales du monde, c’est souvent la même carte. Il n’y a rien de tellement nouveau », justifie-t-il.

Son nouvel établissement sera situé dans la rue de la Montagne, au coin de René-Lévesque, et ouvrira à la mi-novembre. C’est là, dans la tour de condos Roccabella, que l’Europea déménagera après 16 années rue de la Montagne. L’endroit avait vieilli, il devait être « repositionné », et le décor était à refaire de toute façon.

Le restaurant coûtera 2,5 millions. Ferrer, Delonca et De Felice ont pu compter sur leur « ange », mais ils ont dû mettre en garantie leurs propriétés et tout ce qu’ils ont accumulé dans leur vie pour ce projet, affirment-ils. Entre 120 et 130 personnes y travailleront.

Dans cette future adresse, baptisée Restaurant Jérôme Ferrer – Europea, le chef explique vouloir « accueillir des jeunes et des moins jeunes qui vont mettre 200 $ [sur leur soirée] comme ils le font au Centre Bell. […] Notre force, c’est la scénarisation de notre cuisine. Donc, imaginons quelque chose d’avant-gardiste. »

Et ce n’est pas qu’une façon de parler. Les plats seront véritablement mis en scène par l’homme de théâtre René Richard Cyr. «  Je lui ai dit  : “Es-tu game de faire une première mondiale avec moi ?” Ça l’a surpris, ça l’a fait sourire. Il a accepté le défi. Jamais un metteur en scène n’a travaillé pour un restaurant ! »

Dépayser les Montréalais et les touristes

Le but, dit le chef, est de dépayser les Montréalais et les touristes et d’asseoir en plus Montréal sur la scène gastronomique mondiale. Tout en voulant conserver la surprise, il confie que plusieurs sens seront éveillés et que les clients perdront leurs repères après seulement cinq minutes.

René Richard Cyr, de son côté, raconte avoir accepté le défi parce que c’était une « invitation étonnante » qui lui permettait de faire quelque chose de complètement nouveau dans sa carrière. Tout en faisant très attention pour ne pas que « l’enveloppe devienne plus importante que le contenu », il a créé une ambiance « pour que les clients vivent une soirée étonnante et singulière ».

« Il y a toute une nouvelle génération Instagram. Une assiette blanche sur une table blanche, on ne prend pas ça en photo ! lance le metteur en scène. Il y a une notion de grande transparence dans le concept architectural. On voit la cuisine. On est dans le décor et dans l’envers du décor en même temps. Le menu est inventif, et la façon de le présenter aussi. »

L’endroit abritera aussi une brasserie appelée Venu d’ailleurs, qui proposera des plats à partager et le thé de 16 h, et le Comptoir du chef, où les clients pourront se procurer un repas pour emporter.

Vu les coûts élevés du projet, «  on met nos vies en jeu », affirme le grand chef Relais & Châteaux. « On ne peut pas faire d’erreur, ça, c’est certain. »

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Resto sans tables ni chaises

Il fallait aussi trouver quoi faire avec l’emblématique local du 1227, de la Montagne. Un matin alors que Jérôme Ferrer était dans son lit : eurêka ! Il repense au plaisir qu’il a eu à fréquenter ce restaurant de Miami (aujourd’hui fermé) sans tables ni chaises, mais rempli de grands lits.

La chambre à coucher ne servira pas de déjeuners, contrairement à ce que l’on pourrait croire. L’endroit proposera uniquement des soirées alliant « grande cuisine et ambiance musicale » avec une table d’hôte à 75 $ incluant une demi-bouteille de champagne. Une centaine de clients pourront s’y sustenter, une fois leurs chaussures rangées.

« L’idée est de surprendre les clients. […] Il n’y a rien d’orthodoxe dans le projet. On va manger comme les Romains dans de grands lits king », explique le chef-entrepreneur.

L’ouverture est prévue en janvier 2019. Car une fois l’Europea déménagé, quelques semaines seront nécessaires pour rénover les lieux.

Jamais deux sans trois…

Jérôme Ferrer travaille sur un autre projet qui verra le jour cette semaine et qui lui trottait dans la tête depuis des années : un magazine.

« Quitte à prendre un risque, prenons-le en grand ! », s’est-il dit.

Contrairement à Ricardo et Marilou, il ne souhaitait pas présenter ses propres recettes. Ferrer – Découvertes & confidences proposera plutôt des rencontres avec des chefs œuvrant un peu partout dans le monde, des découvertes gastronomiques dénichées ailleurs, des reportages sur la culture alimentaire. « C’est axé à 95 % sur l’international », résume Ferrer, qui compare son magazine aux émissions télévisées d’Anthony Bourdain.

Le premier numéro costaud de 166 pages mettra notamment en vedette Guillaume Gomez, le chef privé de l’Élysée, Olivier Dubreuil, chef exécutif du Venitian Palazzo, le plus grand complexe hôtelier du monde, et même Jean Paul Gaultier ! Celui qui se qualifie de curieux et boulimique a lui-même réalisé un reportage en Israël et en Palestine pour ajouter « une touche personnelle » à cette nouvelle publication qui arrivera en kiosque le 11 octobre et qui sera distribuée dans 3500 points de vente au Québec.

Une autre façon pour le chef d’assouvir sa soif insatiable d’apprendre et son amour de l’entrepreneuriat. « J’ai l’impression de repartir à zéro et j’en avais bien besoin. »

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