Les voyages de Gilles Gratton

New York

Gratton en était rendu à sa troisième vie dans le hockey lorsque, contre toute attente, les Rangers ont fait appel à lui en vue de la saison 1976-1977.

« Quand je me suis ramassé à New York, c’était juste pour l’argent. Ça ne me tentait plus de jouer. Mais mon agent m’a appelé pour me dire que les Rangers me voulaient et j’y ai bien pensé…

« Mon but, à ce moment-là, c’était d’aller en Inde. Le hockey servait à faire de l’argent pour pouvoir faire ensuite ce que je voulais faire. »

Pourquoi une organisation prestigieuse comme les Rangers s’était-elle tournée vers un gardien imprévisible dont les frasques étaient bien documentées ?

Parce que son potentiel demeurait immense.

« C’était un gardien talentueux, se souvient l’ancien gardien des Rangers John Davidson, aujourd’hui président des Blue Jackets de Columbus. Parfois, il recevait un tir de la ligne bleue et se retournait pour faire l’arrêt de dos ! »

« C’est l’un des meilleurs gardiens que j’ai vus, renchérit Rod Gilbert, l’un des plus grands joueurs de l’histoire des Rangers. Il était de la trempe des Gump Worsley et Ed Giacomin, des gars qui sont au Temple de la renommée. S’il avait fait carrière, il aurait été dans la même catégorie qu’eux. Parce que quand ça lui tentait, il n’était pas battable. Il était agile et avait de bons réflexes. »

« C’était un gardien extraordinaire quand il éliminait ses peurs. Mais il ne pouvait pas continuer à jouer parce qu’il n’était pas libre mentalement pour jouer au hockey. »

—  Rod Gilbert

Gratton a disputé 41 matchs en 1976-1977, l’immense majorité d’entre eux en première moitié de calendrier.

« Ç’a été une année d’enfer », se souvient-il.

Il fumait de la marijuana tous les jours et arrivait souvent gelé aux entraînements. Mais jamais lors des matchs, précise-t-il cependant.

Les Rangers ont eu droit à tout l’éventail du personnage : les vies antérieures, les blessures feintes qui le laissaient gisant devant son filet comme un poisson mort et la célèbre excuse qu’il ne pouvait pas jouer, car les planètes étaient mal alignées.

« Ça, c’était juste pour écœurer mon coach John Ferguson », se défend aujourd’hui Gratton.

Un soir où il lui avait sorti ce prétexte, à Los Angeles, il avait fallu trois ou quatre joueurs pour séparer les deux hommes.

« Ferguson lui a dit d’ôter son équipement et qu’il ne jouerait plus jamais, se souvient Rod Gilbert. Il lui a dit qu’il allait le barrer partout. »

Si Gilbert était demeuré un tant soit peu sympathique à sa cause, d’autres joueurs des Rangers en avaient soupé de ses frasques.

« Il se pognait avec tout le monde parce qu’il ne voulait pas jouer, se souvient Gilbert. Il ne voulait pas s’engager complètement envers son sport. J’ai joué avec plusieurs autres joueurs qui ne voulaient pas faire les sacrifices nécessaires. Mais ils n’étaient peut-être pas aussi excentriques que lui ! »

Gilbert se souvient de Gratton comme d’un gardien qui pouvait arrêter 45 tirs un certain soir et concéder 3 buts sur les 3 premiers tirs le match suivant.

Gratton devait être capable de frôler le sublime puisqu’il est l’un des rares à avoir remporté une victoire contre le Tricolore en 1976-1977 – l’année où le Canadien n’a subi que huit défaites.

« Davidson s’était blessé en première période après avoir donné deux buts et j’avais gardé les buts le reste du match. Je n’ai pas donné de buts et on a gagné. »

En retire-t-il une quelconque fierté ?

Gratton hausse les épaules.

***

Gratton a peiné à se rendre à la fin de la saison des Rangers. Il raconte qu’il buvait une dizaine de Coca-Cola avant les matchs afin de se survolter. Il cherchait des façons de tromper l’ennui et il en a trouvé une dans l’avion, après un match, en feuilletant le National Geographic.

Le masque de tigre

Une photo d’un tigre l’a tellement fasciné qu’il l’a apportée à l’artiste Greg Harrisson afin que ce dernier puisse lui peindre un nouveau masque. Une semaine et 300 $ plus tard, un colis l’attendait à l’aéroport.

« Je l’ai amené à l’aréna pour le match face aux Blues de St. Louis, raconte Gratton. Personne ne l’avait vu. Durant la période d’échauffement, j’ai mis mon masque avec une grille. Puis, au moment où le match allait commencer, je l’ai caché sous mon bras pour que personne ne le voie. Quand je l’ai mis, la foule a fait "Wooahhh". Les arbitres et les joueurs des deux équipes se sont approchés pour voir mon masque, de sorte que le match a commencé un peu en retard. »

Le masque de tigre allait lancer une nouvelle tendance artistique chez les gardiens de la ligue. Gratton, lui, n’a trompé l’ennui que le temps d’un match.

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