ANALYSE

Le spectre de Provigo

QUÉBEC — Au bout du fil, le premier ministre Lucien Bouchard était furieux. Non parce qu’il craignait l’issue des élections générales qui se tenaient le jour même, mais parce qu’il venait tout juste d’apprendre, ce 30 octobre 1998, que Provigo passait aux mains des Ontariens de Loblaws contre la somme de 1,6 milliard.

Les conséquences pour les fournisseurs, notamment des centaines de maraîchers québécois, étaient incertaines. Ce qui était certain, en revanche, c’était l’effet dévastateur sur le plan politique : un gouvernement péquiste assistait sans réagir à la vente d’un géant québécois. En coulisses, on expliquait hier que Bernard Landry, alors ministre de l’Économie, avait été convaincu par le secrétaire général de la FTQ de l’époque, Henri Massé. Metro-Richelieu était aussi sur les rangs pour acheter Provigo, un regroupement que le Fonds de solidarité de la FTQ, dirigé par Raymond Bachand, voyait d’un bon œil.

Mais la fusion des deux chaînes québécoises aurait entraîné une rationalisation douloureuse dans les centres de distribution : des milliers d’emplois de syndiqués de la FTQ étaient en jeu, et les Travailleurs unis de l’alimentation et du commerce représentent plus de 30 000 emplois. Mais ce n’était pas pour autant dans l’intérêt du Québec à long terme.

Depuis 10 ans, les ventes d’entreprises québécoises à l’étranger se sont multipliées, accélérées souvent par la faiblesse du huard. Sico, Cambior, Van Houtte, les Aliments Carrière et Domtar sont dirigées depuis Toronto, quand ce n’est pas carrément des États-Unis. Jusqu’aux petits gâteaux Vachon, le fleuron de la Beauce, qui font désormais partie d’un consortium mexicain.

L’achat de Rona par l’américaine Lowe’s n’est qu’un nouveau chapitre dans la longue liste d’achats d’entreprises québécoises par des firmes étrangères ou de l’extérieur du Québec.

Deux ans après avoir échappé Provigo, Québec mettra les bouchées doubles pour éviter que Vidéotron ne passe aux mains de Rodgers.

Québecor et la Caisse de dépôt mettront 5 milliards sur la table, dont 3,2 milliards viendront du bas de laine des contribuables, pour acheter le joyau de la famille Chagnon.

En 2007, le géant mondial Rio Tinto a fait l’acquisitionde la canadienne Alcan. Le gouvernement du Québec était carrément impuissant, compte tenu de l’importance de la transaction. Même avec l’appui de la Caisse de dépôt, le gouvernement ne pouvait intervenir à un tel niveau.

En effet, Rio Tinto avait chèrement payé sa place dans le monde de l’aluminium : 40 milliards, sans compter un total de 15 milliards de radiation sur les dettes. Le nom emblématique Alcan disparaîtra progressivement à compter de 2016. Depuis trois ans, plus de 1200 emplois ont disparu, dont près de 200 au siège social de Montréal. Montréal devait être le centre mondial de l’aluminium pour Rio Tinto ; il l’est probablement encore, mais cette division a rétréci comme peau de chagrin.

En 2012, Lowe’s avait déjà fait une première tentative sur le géant québécois de la quincaillerie. À la veille du déclenchement des élections, le ministre des Finances Raymond Bachand avait dit que Lowe’s « n’était pas bienvenue ». La situation était bien différente : le conseil d’administration était opposé à cette prise de contrôle hostile. Québec avait demandé à Investissement Québec d’acheter une part importante des actions, « Lowe’s avait reculé et était retourné chez lui », rappelle un acteur de l’époque.

À travers les changements profonds de la vente au détail et de la distribution avec la croissance d’internet, cette fois, la firme québécoise n’avait pas beaucoup d’autres options.

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