L’insouciance en cinq thèmes

Identité

L’identité – de classe, de race, de religion – est au cœur du roman de Karine Tuil. « Je constate qu’on vit dans une société vicelée par les crispations identitaires, et les conflits intérieurs de mes personnages reflètent les débats qui agitent la société, explique l’auteure. L’avantage du roman, c’est qu’il n’est pas codifié comme un discours politique et qu’il raconte la vérité d’une société à un moment donné. Aujourd’hui, on assiste à des phénomènes de replis identitaires, communautaires, qui sont des sujets douloureux et difficiles, mais ça fait partie de l’enjeu du roman de les affronter. »

L’insouciance en cinq thèmes

Choc post-traumatique

Pour donner de la crédibilité à ses personnages, Karine Tuil a rencontré beaucoup de monde : des conseillers politiques et des grands patrons, mais surtout des soldats de retour de mission et des membres du personnel médical qui s’en occupent. « Ç’a été une expérience humaine très forte. Le choc post-traumatique, c’est un sujet qui m’intéressait depuis longtemps. Aujourd’hui, les soldats sont partout, dans les aéroports, devant les écoles, et on ne sait rien d’eux, des missions qu’ils ont pu faire. La société française ne raconte pas leur histoire. » Elle a donc voulu témoigner de leur quotidien, mais aussi rendre justice à leur travail. « Particulièrement pour ceux qui sont revenus d’Afghanistan. Ils étaient blessés qu’on dise que leur présence là-bas n’avait servi à rien. Alors qu’eux, ils avaient vraiment le sentiment d’avoir été utiles. »

L’insouciance en cinq thèmes

Terrorisme

Le terrorisme – et ses effets – est un des thèmes importants de L’insouciance et permet à Karine Tuil de livrer des pages vraiment terrifiantes dans la dernière partie du roman. « Je me sens démunie, fragile face à ça. Raconter cette fragilité dans un livre est une façon de circonscrire mes peurs, mes intuitions et mes angoisses pour mieux les appréhender. » Mais c’est le livre qui l’a entraînée malgré elle vers ce territoire, sans qu’elle puisse expliquer pourquoi. « Ce qui est sûr, c’est que le roman m’a échappé et qu’il contient cette violence que je ne peux pas nier. Ce roman est le produit de mes peurs, mais à voir les réactions de ceux qui le lisent, je constate que tout un chacun est concerné par ça. »

L’insouciance en cinq thèmes

Sexe

Le roman de Karine Tuil est traversé par une attraction sexuelle très forte entre la journaliste Marion Decker et le lieutenant Romain Roller. Pour l’auteure, la sexualité est vraiment le lieu de la « perte de contrôle », alors que le métier de Romain nécessite un contrôle total. Elle lui permet ainsi d’être « dans la vie ». « Il y a cet instinct de survie qui est plus fort que tout. Puis, il tombe peu à peu amoureux et on est dans la construction d’une histoire d’amour qui permet de regarder de l’avant, d’envisager un avenir meilleur. Pour moi, c’est très réaliste, car on a besoin de liens affectifs pour se construire. »

L’insouciance en cinq thèmes

Déterminisme social

C’est la « grande question » que pose Karine Tuil dans ses romans : « Est-ce qu’on peut échapper au déterminisme, est-ce qu’on peut s’inventer une vie, dans une société qui a tendance à enfermer les gens dans un carcan identitaire ?, demande-t-elle. J’avais commencé à aborder cette question dans L’invention de nos vies et j’avais envie de continuer. » Ici, François Vély se faire renvoyer à sa judéité, Osman Diboula, à sa couleur de peau, et l’élite est toujours aussi fermée pour les « autres », malgré les apparences. « Tous les personnages pensent qu’ils trouveront leur place en assumant ce qu’ils sont ou en empruntant une autre identité. Mais ils n’arrivent pas à régler la question identitaire. Ils sont toujours renvoyés à leurs origines, jusqu’au tragique. »

Karine Tuil

Embrasser la complexité du monde

Trois ans après L’invention de nos vies, roman-choc qui a été finaliste pour le Goncourt, Karine Tuil est de retour avec L’insouciance, son neuvième roman en carrière. Violence sociale, quête d’identité, la romancière française a creusé dans les thèmes qui la hantent et puisé à même les peurs et dérives de notre époque pour écrire cet ample et sombre récit aux multiples couches.

« En ce moment, je ne me verrais pas écrire autre chose que sur le monde qui m’entoure, nous dit Karine Tuil. D’ailleurs, les écrivains que je préfère, Carrère, Houellebecq, Roth, sont des romanciers qui racontent le monde dans lequel ils vivent, qui s’emparent du réel, de la politique, des conflits raciaux et sociaux, pour les intégrer dans leurs romans. »

L’insouciance prend racine dans les attentats du 11 septembre 2001 à New York – « parce qu’on vit encore aujourd’hui avec les conséquences violentes et brutales de cet événement », affirme l’auteure de 44 ans. « Avec l’année 2015, qui a été ensanglantée et qui a été très dure ici, on entendait souvent cette phrase : “C’est la fin de l’insouciance.” Ce titre s’est naturellement imposé, même s’il y a un total décalage avec le contenu. »

L’auteure met en scène une série de personnages aux destins croisés, « qui seront tous confrontés à une épreuve et qui devront reconquérir leur place dans une société qui ne veut pas d’eux, qui ne veut pas voir leur souffrance ». Et elle se rend compte que, trois ans après avoir commencé à l’écrire, son livre est toujours « d’une actualité brûlante ».

« Je trouve cette époque très brutale, agressive, compétitive. » 

— Karine Tuil

« Le point de départ du livre était la violence d’un conflit, celui de la guerre en Afghanistan, et ses répercussions sur les soldats. Mais il y a aussi une guerre sociale qu’on vit : entre identités conflictuelles, entre les milieux riches et pauvres. Ces guerres contaminent la sphère intime, et je voulais aussi raconter ça. »

Malgré la noirceur du propos, Karine Tuil a toujours gardé le souci d’écrire un roman avec « un vrai souffle pour emporter les lecteurs, pour qu’il y ait aussi une part de divertissement ». Et elle s’est aussi tournée vers l’avenir. « Le roman est un lieu de questionnement, et dans ce questionnement il est question de reconstruction, qui se fait à travers les histoires d’amour qui s’entrecroisent. C’est la reconquête par le pouvoir d’aimer, la littérature, le lien avec l’humain. »

RAMIFICATIONS

Difficile de résumer L’insouciance, tellement il y a de ramifications et de destins qui entrent en collision. Parmi les personnages, François Vély, vedette du monde des affaires aux prises avec un scandale d’image. La journaliste et écrivaine Marion Decker, sa femme, qui entretient une liaison avec Romain Roller, un lieutenant atteint du syndrome post-traumatique depuis son retour de mission en Afghanistan. Et Osman Diboula, fils d’immigrés ivoiriens passé de la banlieue à l’entourage du président de la République, dont il est un des conseillers, et qui subira la violence ingrate du pouvoir.

Le résultat est un roman qui va d’un personnage à l’autre et dont le rythme, plutôt lent au début, s’accélère dans un dernier tiers vraiment prenant. Un livre imposant aussi, de plus de 500 pages, ce qui demande tout de même un certain culot de la part d’un écrivain.

« Je crois que, dans notre société, tout est lié, répond Karine Tuil. Si j’avais fait plus court, je serais probablement restée en surface et on me l’aurait reproché. Quand j’ai commencé à travailler sur ce livre, je savais que j’aurais besoin d’espace pour approfondir les personnages, travailler les situations, les ambiguïtés, pour rester dans le gris plutôt que de tomber dans le manichéen. » 

« Ça peut paraître ambitieux, trop, mais pour embrasser la complexité du monde, je préfère prendre des risques. »

— Karine Tuil, au sujet de son roman L’insouciance qui fait plus de 500 pages

Dans son cas, le risque est payant : L’invention de nos vies, son roman précédent qui comptait lui aussi 500 pages, a connu un succès public et critique retentissant et sera adapté au cinéma. Il mettra même en vedette, « si tout va bien », Tahar Rahim (Un prophète) dans le rôle ambigu de Sam Tahar, avocat musulman qui emprunte une identité juive pour connaître une ascension vertigineuse à New York. « Le tournage devrait avoir lieu en grande partie au Québec, dit l’auteure, très excitée par le projet, et devrait commencer dès janvier ! »

Karine Tuil est bien sûr heureuse de l’accueil réservé à L’insouciance, qui faisait partie des livres les plus attendus de la rentrée et qui se retrouve sur la liste préliminaire du Goncourt. « Ça touche, d’autant plus que ce n’est pas un sujet facile. Un prix, c’est une forme de reconnaissance importante, mais il faut accepter qu’on puisse ne pas le recevoir. Ça fait partie du travail d’écrivain d’accepter ça. »

L’insouciance

Karine Tuil

Gallimard

526 pages

EXTRAIT

« Dans la cour de l’Élysée, Osman contempla une dernière fois le Palais. En partant, il salua le personnel qui se tenait à l’entrée avec une émotion qu’il n’avait jamais ressentie, pas même le jour de son arrivée. Il traversa la rue du Faubourg-Saint-Honoré, rejoignit à pied le jardin des Tuileries. Là, assis sur un banc, devant les grands manèges de la fête foraine, il se laissa couler intérieurement comme s’il était broyé par les mâchoires puissantes d’un prédateur marin et aspiré vers les profondeurs. Il avait du mal à respirer, une masse appuyait sur sa poitrine et, dans le même temps, il percevait chez lui une mutation nouvelle : la lucidité. Il voyait désormais le monde sans filtre, compressé par sa propre douleur. »

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