Travail

Bureau à ciel ouvert

Après le « coworking », place au « greendesking ». Signe des temps, et du printemps qui s’installe enfin, des aires de travail extérieures devraient bourgeonner ici et là à Montréal au courant de l’été. Portrait d’une tendance qui se veut festive, mais aussi créative et productive.

UN DOSSIER DE SILVIA GALIPEAU

Soleil, WiFi, latté et créativité

Les parasols sont ouverts. Le réseau WiFi est activé. Le café coule à flots. Aire commune, un espace de travail extérieur du Mile End, vient de rouvrir cette semaine, pour quatre mois plutôt qu’un. Le projet pilote réalisé l’an dernier a été un tel succès que ses créateurs songent même à reproduire le concept dans différents quartiers de la ville, voire ailleurs au Québec.

Situé à l’angle de l’avenue De Gaspé et de la rue Bernard, ce premier espace (soutenu par l’arrondissement et une foule de partenaires, dont Ubisoft, Desjardins, Financière Sun Life, Helm microbrasserie sur Bernard, Romeo’s Gin, Café Névé, etc.) offrira donc gratuitement, du lundi au vendredi, tables, prises électriques, réseau WiFi, sans oublier parasols et salles de réunion (à l’écart, dans des conteneurs), et ce, jusqu’au 21 septembre. Café ou bière en sus.

En soirée, on prévoit organiser en prime des 5 à 7, mais aussi des conférences, des activités de réseautage, des formations, et des événements culturels variés. Aire de jeu, terrain de pétanque et coussins Fatboy inclus.

À court terme, les organisateurs songent à ouvrir un deuxième projet pilote dans le Quartier de l’innovation, à l’angle des rues Peel et Saint-Jacques, et aimeraient dans les prochaines années offrir autour de quatre aires du genre dans la métropole. « On aimerait viser d’autres villes aussi, pour développer des aires communes éphémères ici et là, et favoriser des connexions entre les gens du milieu et les professionnels », explique Philippe Pelletier, l’un des six cofondateurs d’Aire commune, rencontré à quelques jours de l’ouverture. Pourquoi ne pas, à terme, dit-il, construire des espaces éphémères intérieurs dans des immeubles désaffectés, par exemple ?

Une idée née d’un besoin

L’idée du lieu, inauguré l’an dernier (et qui a accueilli, en un seul mois, plus de 10 000 personnes), a germé tout naturellement. « On travaille beaucoup dans le Mile End, dans l’événementiel », poursuit Philippe Pelletier, rencontré avec son associée Émilie Wake, dans un parc à un coin de rue de là (l’installation n’était pas montée, au moment de l’entrevue).

« On s’est rendu compte qu’il manquait d’espaces extérieurs pour faire des rencontres. Exactement comme aujourd’hui : il fait beau, où est-ce qu’on va ? On s’est dit : “Pourquoi ne pas créer des espaces adaptés pour le travail ? Avec des prises, du WiFi, des parasols, etc.” »

— Philippe Pelletier, cofondateur d’Aire commune

Le choix du Mile End allait de soi : on trouve ici beaucoup de travailleurs autonomes, sans compter toutes les entreprises du quartier, à commencer par Ubisoft, Sunlife, ou Frank And Oak, dont les gens ont d’ailleurs régulièrement fréquenté les lieux l’an dernier, pour des cafés ou des séances de remue-méninges. Ubisoft a même organisé ici son « plus gros 5 à 7 de l’été », un événement qu’on se promet de refaire cette année.

Avantages

Outre le fait d’offrir un espace extérieur gratuit, équipé en réseau et en électricité, et de permettre à des travailleurs du quartier de se rencontrer (et qui sait, faire des affaires – ne dit-on pas que « les plus gros deals se signent plus souvent autour d’une bière que dans une salle de réunion ? », fait valoir Philippe Pelletier), Aire commune se veut un espace pour permettre aux travailleurs de sortir de leur quotidien, histoire de stimuler leur créativité.

« En se décontextualisant, on se permet d’être plus créatifs, d’amener de nouvelles idées et d’être plus productifs », dit Philippe Pelletier.

« On vient bonifier l’offre existante pour le travailleur moderne. On ne vient pas remplacer le bureau, on est un plus, dans une ère de flexibilité, poursuit Émilie Wake, cofondatrice et directrice du marketing, qui a beaucoup profité du lieu l’an dernier. Pour tout ce qui est idées, plans stratégiques ou réunions, on est tellement mieux à l’extérieur ! »

Bémols

De là à dire qu’en sortant dehors, vous serez automatiquement plus créatif, il y a un pas que Laurent Simon, professeur au département d’entrepreneuriat et innovation à HEC Montréal, refuse de faire. « L’idée qu’il faut être dehors pour trouver de l’inspiration, c’est un mythe de la nouvelle économie », tranche-t-il.

Certes, « on réalise bien que le travail n’est plus nécessairement lié au fait d’être attaché à un bureau », concède-t-il. D’où, notamment, la popularité des espaces dits « intermédiaires » de cotravail, ou encore le succès de Starbucks. Mais « est-ce que le fait d’aller dehors, de sortir de son espace, pour se retrouver le nez plongé dans une tablette énergise la création ? On peut émettre un doute », dit-il.

S’il trouve le concept « sympathique », l’expert en créativité nuance ici sa portée créative. « Si c’est sortir pour dire qu’on est sorti, il y a peu d’intérêt. C’est sympathique, mais il faut poser la question : comment aller plus loin pour faire une différence dans la capacité créative des gens qui sont là ? Sans faire le professeur, il faut savoir que la créativité, c’est une démarche, une succession de moments d’intensité, puis de relaxation. C’est le balancement qui est intéressant. Donc oui, on sort, on fait autre chose. Puis on rentre et on fait le travail. On l’oublie, mais être créatif, c’est du travail ! »

Les bienfaits du travail extérieur

Pourquoi sortir au grand air travailler ? Huit choses à savoir sur le greendesking, un petit nom qui en dit long.

Améliorer la mémoire

Le Business Insider publie régulièrement des articles vantant le travail à l’extérieur. Que ce soit les « 11 raisons de sortir » ou les « avantages pour votre santé d’aller dehors », le site se plaît à rappeler une étude (certes petite, mais concluante) publiée par Psychological Science en 2008 et réalisée par l’Université du Michigan, pour tester la mémoire des étudiants. En bref : après avoir passé un test standard de mémoire, des cobayes ont été divisés en deux groupes, l’un qui est sorti marcher dans un arboretum, l’autre dans une ville. Au retour, les étudiants ont refait le même test. Résultat ? Le premier groupe a nettement mieux réussi (20 % mieux) que le second.

Réduire le stress

Une étude japonaise publiée en 2010 – aussi dans Psychological Science –, abondamment reprise par les médias d’affaires, a souligné l’effet « thérapeutique de la forêt ». Ainsi, des étudiants ayant passé deux nuits en forêt ont démontré des taux de cortisol (l’hormone de stress) nettement inférieurs à la moyenne. Pour expliquer cette différence, plusieurs font des parallèles entre les animaux de laboratoire et les animaux en liberté. On sait que les premiers sont en état de stress permanent. Les seconds, non. Pourquoi ? Parce qu’ils sont dans leur habitat naturel, avance-t-on. D’où la question, posée par plusieurs experts en ressources humaines : et nous, assis à longueur de journée dans une pièce remplie de néons, devant des écrans d’ordinateur, le sommes-nous davantage ?

Se dynamiser

Richard Ryan, professeur de psychologie de l’Université du Rochester, s’est intéressé au lien entre le temps passé à l’extérieur et le sentiment (subjectif) de vitalité. Le chercheur a dirigé l’analyse de cinq enquêtes sur le sujet, dont les résultats (aussi abondamment repris) ont été publiés en 2010 dans le Journal of Environnemental Psychology. Bilan : non seulement les gens qui passent du temps dehors se sentent plus dynamisés, mais le simple fait de regarder des images de plein air augmenterait aussi ce sentiment de bien-être. Interrogé par le journal de l’Université, le chercheur conclut que « souvent, quand on se sent vidé, on tend la main vers un café. Mais la recherche nous dit que le meilleur moyen de s’énergiser, c’est plutôt de se retrouver dans la nature ». Vingt minutes suffiraient, dit-il.

Une conclusion appliquée en Australie

Un organisme sans but lucratif australien de protection de l’environnement (The Nature Conservancy) a adopté ces conclusions, en défendant publiquement les vertus de ce qu’on a baptisé là-bas le Greendesking (bon pour la santé, la mémoire, l’énergie mentale, le stress, la concentration et même la créativité, écrit l’organisme), en donnant des trucs pour y arriver (chercher des parcs avec WiFi, trouver sur quoi s’asseoir, et surtout ne pas se laisser distraire). L’organisme a même déjà organisé une journée de cotravail extérieur à Melbourne.

Et la productivité ?

La question se pose : en travaillant dehors, à la portée de toutes les distractions du monde, qu’advient-il de notre productivité ? Apparemment, que du bon ! Parce que même si on a tous besoin de se concentrer pour être productifs, le cerveau humain a aussi besoin de repos. Et quoi de mieux pour se ressourcer que de regarder le ciel ou entendre les oiseaux chanter, écrit Lea McLead, coach et auteure de plusieurs livres sur la recherche d’emploi et le bonheur au travail, sur The Muse, site de conseils en gestion de carrière.

Nourrir la créativité

Il y a quelques années, des chercheurs de l’Université du Kansas ont fait passer un test de créativité en deux temps à un groupe de 60 randonneurs (avant, puis après l’excursion). Résultat : après quatre jours en nature, les randonneurs ont fait preuve de considérablement plus de créativité qu’au départ (50 %). L’auteure de la recherche, citée dans le Wall Street Journal, a analysé qu’il s’agissait ici du fruit du repos de l’esprit, libre de toutes les sollicitations habituelles (internet, tablettes et autres cellulaires). Bref, la nature nous forcerait à sortir de la boîte, au sens propre comme figuré. Cela fait d’ailleurs longtemps que plusieurs entreprises cherchent à exploiter ce filon, en incorporant plantes vertes et verdures dans leur design d’intérieur.

Même Harvard le dit

L’école de médecine de Harvard a publié en 2010 une série de conseils pour encourager ses étudiants et employés à sortir dehors davantage. Entre autres effets bénéfiques, le message signalait l’apport en vitamine D (laquelle permet de lutter contre l’ostéoporose, la dépression et les maladies cardiovasculaires), l’exercice physique (par le simple fait de se lever et passer moins de temps devant les écrans), le bonheur (parce que oui, la lumière est bonne pour le moral) et l’augmentation de la concentration (la recherche a démontré que les enfants souffrant de déficit d’attention se concentrent mieux après une activité extérieure, signalait la note du Harvard Health Publishing).

Des expériences en éducation

Tous ces avantages commencent à être timidement testés dans le monde de l’éducation. Il faut dire qu’une étude récente réalisée en Norvège et publiée dans Frontiers in Psychology en décembre conclut que les élèves qui sortent en plein air dans le cadre d’un projet (dans ce cas-ci, en sciences) sont non seulement plus motivés, mais se considèrent aussi plus compétents. Ici et là, des projets de classes extérieures commencent à voir le jour. Des écoles de Québec, Sept-Îles et Trois-Rivières ont tenté l’expérience, et ont notamment noté une concentration et une motivation accrues chez les élèves. Le 12 octobre a même été déclaré Journée mondiale de la classe extérieure dans plusieurs pays du monde. Avis aux intéressés : la Fondation David Suzuki a publié un guide pratique pour accompagner les enseignants dans la mise sur pied d’une classe en plein air…

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