Légalisation du cannabis

Être high au travail ?

La consommation récréative de cannabis sera légale le 1er juillet. Comment les entreprises peuvent-elles protéger leur milieu de travail ? Conseils et témoignages.

UN DOSSIER D’ISABELLE MASSÉ

Des entreprises préoccupées

Elles n'ont plus que cinq mois pour s'adapter à la nouvelle loi

La start-up de Denver MassRoots, qui a développé un réseau social pour les consommateurs de cannabis, a bénéficié d’une large couverture médiatique depuis sa naissance en 2013. Notamment parce que son cofondateur a permis, pour encourager la créativité de ses employés, la consommation de thés et de nourriture au cannabis. Mais les choses ont changé depuis.

« Désormais, ce n’est plus permis au bureau, a résumé Jason Glaspey, vice-président de MassRoots à La Presse Affaires, en décembre dernier. Un mélange de décisions internes et de règlements du propriétaire de l’édifice. »

« Ce recul n’est pas étonnant, souligne Carole Richter, présidente de CRichter HR Consulting, de Denver. C’est très similaire à l’alcool. Certaines entreprises permettent à leurs employés de boire et fumer, car elles croient que ça aide à la créativité. Mais la plupart s’inquiètent de la productivité et de la sécurité au travail. Même celles dans l’industrie du cannabis. »

Quatre ans après la légalisation de la vente du cannabis au Colorado, il est difficile de trouver des organisations qui tolèrent l’usage de la substance de façon récréative dans cet État américain libéral. « Il y a plusieurs considérations légales, note Carole Richter. La plupart des propriétaires d’édifices interdisent de fumer dans les locaux. On limite également les endroits où fumer à l’extérieur. »

Des inquiétudes ici

Reste qu’à un peu plus de cinq mois de la légalisation du cannabis au Canada, l’ouverture qu’avait démontrée MassRoots a frappé l’imaginaire et suscite l’inquiétude en entreprise. Plus de 70 % des gestionnaires en ressources humaines au Québec se disent « assez » ou « très » préoccupés par la légalisation, selon un sondage de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés. Huit sur dix croient qu’elle aura des impacts dans leur milieu de travail.

Ces préoccupations se sont également fait sentir lors d’audiences sur le projet de loi provincial encadrant le cannabis, le printemps dernier. La Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI) a par exemple demandé au gouvernement « d’enchâsser dans la loi des pouvoirs clairs et précis pour les employeurs en matière de contrôle de la consommation au travail ». « Les entreprises sont de plus en plus préoccupées », atteste Me Charles Wagner, avocat en droit du travail de la firme Langlois.

« La loi est sortie tellement vite. Ça nous laisse peu de temps. Il faut y penser tout de suite. »

Stéphanie Hudon, responsable du service légal et ressources humaines de RNC Média (91.9 FM Sports Montréal, CHOI FM Radio X).

« Cela dit, poursuit-elle, j’ai fait part de ce point dans le cadre de nos rencontres exécutives normales, à l’automne 2017. »

Mais toutes les entreprises ne seraient pas rendues à ce point de réflexion ou de peaufinage. « Je ne dirais pas qu’elles sont totalement prêtes, constate Charles Wagner. Les employeurs en apprennent au jour le jour au gré des changements législatifs et des consultations gouvernementales. Une conférence en ligne que j’ai donnée récemment a été suivie par 300 personnes et 300 autres étaient sur la liste d'attente. Du jamais vu ! Elles veulent savoir comment se préparer et quelles sont leurs obligations par rapport aux salariés. »

Car, outre le droit de fumer ou non dans un édifice, s’ajoutent des devoirs de santé et de sécurité au travail. Pour un cabinet comptable qui s’inquiète d’une perte de productivité de ses employés, une PME de camionnage ou de construction se frotte davantage à un enjeu de sécurité sur le terrain. « Il existe une très grande préoccupation chez les entreprises de camionnage, affirme Me Nicola Di Iorio, avocat en droit du travail de Langlois. Les clients en ont aussi, car c’est l’inconnu. Présentement, on se déclare satisfait des instruments pour détecter l’alcool. Mais rien de tel n’existe pour la consommation de cannabis. »

Pas de test concluant

Même si une entreprise actualise sa politique, on ne peut tester un employé efficacement pour le moment. « Et on n’a pas encore déterminé au-delà de quel taux c’est problématique, précise Walter Koski, professeur à l’Université du Colorado qui a développé une réglementation entourant la légalisation du cannabis au Colorado. C’est un problème aux États-Unis et ça le sera au Canada. Il y a un grand défi sur la manière de traiter les fumeurs potentiels au travail. »

Il faut aussi s’attendre à une augmentation de la consommation. « La légalisation a de fortes chances de créer une plus grande normalisation, donc d’augmenter le risque de comportements influencés par la marijuana, alerte Yves-Thomas Dorval, PDG du Conseil du patronat. La consommation risque aussi d’être plus rapprochée du moment du travail. Il y aura moins de freins pour une personne. Il ne faut pas se mettre la tête dans le sable. »

« Il y aura une gestion à faire, car les gens vont s’essayer, pense Stéphanie Hudon. En même temps, ça rentre dans les opérations normales de l’entreprise. »

Mais de là à jouer aux policiers… « On gère avec le gros bon sens, soutient la présidente des restaurants Pacini, Nathalie Lehoux. La confiance envers nos employés ne changera pas du jour au lendemain. On n’a pas de caméras dans nos restos. On ne sera pas plus méfiant. »

Une drogue populaire

Une enquête québécoise sur la santé de la population (INSPIQ 2017), fournie par l’Association des intervenants en dépendance du Québec (AIDQ), dévoile que 42 % des 18-24 ans et 21 % des 25-44 ans consomment du cannabis, dont respectivement 10 % et 12 % tous les jours. Au Colorado, son usage a augmenté de 20 % en un an lors de sa légalisation, selon Assurex Global. « Mais on aurait de la misère à prouver que celle-ci générerait plus de dépendance, enseigne Candide Beaumont, directrice clinique de l’AIDQ. Au Colorado, on a trouvé que la consommation chez les jeunes n’avait pas augmenté depuis la légalisation, mais chez les 25-40 ans, oui. Mais présentement, les études sont difficiles à lire, car il n’y a pas de comparables. »

Trois façons d’aborder la question

RNC Média

L’entreprise médiatique est tombée dans le vif du sujet « cannabis » dès la fin de 2017. « On était en train de mettre à jour notre politique pour qu’elle tienne compte d’un ensemble de choses tels les réseaux sociaux, le harcèlement…, raconte Stéphanie Hudon, responsable du service légal et ressources humaines. Le cannabis s’inscrit donc dans une suite logique. »

Olymel

Le transformateur qui compte 11 500 employés, dont plus de 9000 en production dans 25 usines, estime avoir une politique béton couvrant tout (substances non tolérées au travail, prise en charge d’employés intoxiqués, mesures disciplinaires). « On n’ouvrira pas ou on ne fera pas de politique particulière pour la marijuana, à moins que ça devienne un fléau », affirme le porte-parole Richard Vigneault.

Pacini

Chez Pacini, on fait un parallèle avec l’alcool. « Ce sera tolérance zéro sur les lieux de travail, explique la présidente Nathalie Lehoux. Évidemment, pour des raisons médicales, on s’adapterait. On n’entrevoit pas la légalisation comme un énorme changement. La rigueur et les normes dans les 29 restaurants sont établies depuis des années. On ne peut contrôler la consommation extérieure, mais les employés doivent être dans un état de bien effectuer leurs tâches. Ils manipulent de l’équipement, du gaz, ils côtoient des clients, ils ne doivent pas mettre leurs collègues en danger ni eux-mêmes. »

Comment éviter les dérapages ?

Quatre conseils pour ne pas tomber des nues, à compter de juillet 

Revoir la politique d’entreprise et la réviser périodiquement

Pour encadrer la consommation et éviter de gérer des employés affectés, rien ne vaut une révision de la politique de l’entreprise ou une discussion formelle avec eux. « S’il n’y a rien d’écrit, en ce qui a trait aux mesures disciplinaires, par exemple, l’employé pourra dire qu’il n’était pas au courant », estime Stéphanie Hudon, de RNC Média.

« Dans les entreprises de camionnage, par exemple, il faudra spécifier que la possession est interdite dans les véhicules, dit Me Nicola Di Iorio, de Langlois. Il est légal de transporter de la bière dans une voiture. Or, mon employeur de camionnage peut me dire que la possession d’alcool est illégale. »

Communiquer la politique d’entreprise

Il faut s’assurer que la politique actualisée soit transmise à tous et connue de tous. « Souvent, les organisations en ont une pour l’alcool au travail, note Me Charles Wagner, de Langlois. Reprenez-la pour y intégrer de nouveaux passages ou faites-en une nouvelle spécifiquement pour le cannabis. Et assurez-vous que tout le monde en ait pris connaissance. Par confirmation écrite par exemple. »

La présidente de Pacini parlera de sa politique à l’occasion d’un congrès des franchisés au printemps. RNC Média compte envoyer un mémo à ses troupes. « Il y aura aussi des discussions dans le cadre de rencontres d’équipes hebdomadaires avec les directeurs, explique Stéphanie Hudon, de RNC Média. C’est important pour pouvoir répondre aux questions. »

Éduquer gestionnaires et employés hors des paramètres établis

Il y a une culture autour de l’alcool et des normes sociales établies. « Mais on n’a pas de références pour le cannabis », observe Candide Beaumont. La directrice clinique de l’AIDQ prône donc d’abord et avant tout la discussion avec les employés et de ne pas inclure seulement la direction et les avocats dans la révision des règles. « Une bonne politique, c’est un programme de sensibilisation et d’éducation, des discussions avec les employés, des médecins, sur les produits, les risques au travail et ailleurs. Il faut faire en sorte qu’il y ait une ouverture pour parler de la consommation, pour passer par d’autres moyens que d’attaquer le travailleur. Actuellement, les entreprises sont plus dans le modèle de se protéger. Or, il faut ramener l’esprit d’entraide. C’est un beau moment pour réviser notre approche. »

Partager des cas concrets

Les conférenciers font souvent leur effet auprès d’un auditoire. Les témoignages également. « Comme il y a un travail d’éducation et de sensibilisation à faire aux employeurs et employés, il n’y a rien de mieux qu’une personne de l’entreprise qui partage son expérience pour avoir un impact », juge Me Nicola Di Iorio, de Langlois.

Mythe ou réalité ?

Éclairage sur cinq questions liées à la consommation de cannabis en milieu de travail

Un employeur peut procéder à des tests de dépistage de drogue aléatoires avant un quart de travail, dans le but d’assurer la santé et la sécurité de ses salariés.

C’est vrai, mais l’employeur doit respecter les balises fixées par la Cour suprême du Canada. « L’obligation de l’employeur ne va pas jusqu’à lui permettre de procéder à des tests de dépistage aléatoires à tout moment […]. De même qu’un employeur ne peut procéder à une fouille d’un salarié ou de ses effets personnels », lit-on dans le document Comment s’adapter à la légalisation du cannabis dans les milieux de travail de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés.

« C’est déjà très bien encadré par la Cour suprême du Canada par rapport à l’alcool, explique Me Charles Wagner, de Langlois. C’est très sévère pour faire des tests aléatoires. On s’y oppose dans les milieux de travail syndiqués. Et l’individu peut s’y opposer. »

Il existe une norme semblable au taux « .08 » de l’alcool pour la détection du cannabis.

« Au Canada, des instruments de contrôle sont en développement pour détecter le THC – l’ingrédient actif du cannabis – chez les conducteurs, mais contrairement à l’alcool, il n’y a pas encore de taux maximal acceptable défini, selon le document Comment s’adapter à la légalisation du cannabis dans les milieux de travail. À l’heure actuelle, aucun moyen de dépistage de cannabis dans le corps ne peut déterminer avec certitude si la présence de cette substance représente un réel risque pour l’individu testé, les autres ou l’environnement. »

Un employé gelé au travail n’est pas nécessairement un employé qui a une dépendance au cannabis.

Le fait qu’un individu soit gelé ne veut pas dire qu’il est dépendant. La dépendance est un problème de santé mentale. « On peut sauter rapidement aux conclusions de dépendance quand on voit arriver une fois le salarié d’un emploi à risque soûl ou gelé, explique Candide Beaumont, directrice clinique à l’AIDQ. Les entreprises doivent faire cette distinction, car les interventions diffèrent. L’employeur peut habituellement prendre des mesures disciplinaires pour assurer la sécurité. Mais dans les cas de dépendance, on tombe sous un autre régime. Là, on doit s’occuper d’aider la personne. Ça peut être par de la consultation, une discussion, une évaluation au besoin, éventuellement une référence. »

La légalisation du cannabis accroîtra assurément la dépendance dans la société.

Même si des études montrent que la consommation a augmenté depuis qu’il est possible d’acheter légalement du cannabis au Colorado et dans l’État de Washington, il n’est pas prouvé que la légalisation fait forcément augmenter les cas de dépendance. « Les opinions divergent, note Candide Beaumont. La dépendance au cannabis n’est pas si grande que ça à lui seul. Avec combinaison, il y aurait des problèmes différents et mal connus. »

La consommation de cannabis récréatif ne doit pas être traitée au même titre que celle du cannabis médicinal.

Réalité : il faut distinguer les deux types de consommation. Dans le cas du cannabis médicinal, il s’agit d’une prescription de médicament et d’un employé qui a un problème de santé. « Le cannabis médical est déjà consommé, dit Me Charles Wagner. L’employeur a un devoir d’accommodement au sens de la Charte des droits et libertés de la personne. C’est une évaluation au cas par cas. Il faut s’attendre à en voir de plus en plus en entreprise. On présume que les professionnels de la santé seront désormais moins réticents à en prescrire.

« N’empêche, face à une personne traitée avec de la marijuana médicale, l’employeur doit avoir une discussion avec celle-ci pour ne pas qu’elle soit trop affectée au travail, comme avec d’autres médicaments », indique Carole Richter, de CRichter HR Consulting, de Denver.

Fumer pour favoriser la créativité

Plusieurs études et examens démontrent une altération des réflexes, de la vigilance et de la mémoire lorsqu’on consomme du cannabis. Malgré tout, Kyle Sherman, PDG de Flowhub (créatrice de logiciels pour l’industrie du cannabis), affirmait en 2016 qu’une telle ressource au travail exacerbait la productivité « car les employés peuvent ainsi penser différemment. Il y a tant de désinformation, alors que c’est si avantageux pour [leurs] employés ».

Les agences de publicité, de graphisme et autres boîtes de création de jeux vidéo devraient-elles inciter leurs employés à s’allumer un joint au bénéfice des meilleures idées ? « La créativité n’a pas à être altérée par une substance, répond François Dionne St-Arneault, vice-président principal de l’agence de communication marketing Sept24. On peut être naturellement créatif. Certains le sont-ils sous l’effet du THC ? Peut-être. »

« Notre milieu, très associé aux psychotropes à une certaine époque, notamment à la cocaïne, est de plus en plus propre, remarque toutefois Mathieu Bédard, président de l’agence de publicité Camden. Les milléniaux ont une bonne tête, ils sont plus matures que nous à leur âge ! »

Mais pas question pour la direction de Camden de faire de la consommation de cannabis un tabou. « Si ça le devient, si on l’interdit formellement, ça produira l’effet inverse », estime Mathieu Bédard. Comme les longues heures de travail et les horaires atypiques peuvent pousser des gens à consommer de toutes sortes de façons pour terminer un mandat, dit-il. 

« Ici, on ne prône pas les heures supplémentaires, car c’est lors des heures supplémentaires qu’il peut y avoir des dérapages. Un employé ne peut être productif 70 heures par semaine. Je préfère qu’il en fasse 35 bonnes. »

Travail et vie privée

Les idées, cependant, n’ont pas d’heures, analyse François Dionne St-Arneault. « Elles peuvent germer de bien des façons, admet-il. Si fumer aide quelqu’un, c’est de l’ordre de sa vie privée. Mais je ne pense pas qu’on va tolérer un collègue gelé au bureau. Comme on n’accepterait pas un collègue ivre à nos côtés. Nous ne l’encouragerons pas. »

Sur les lieux de travail et à l’heure du lunch, Camden mise sur la consommation responsable. « Notre réflexion est la même qu’avec l’alcool, c’est une question de modulation, soutient Mathieu Bédard. Les vendredis, à 15 h 30, on se regroupe et on prend un verre. À ce moment, quelqu’un irait fumer un joint à l’extérieur et ça ne me dérangerait pas, car la journée de travail est terminée. »

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