Turquie

Des concombres victimes de « terrorisme »

Terrorisme. Le mot est utilisé à toutes les sauces cette semaine en Turquie. Dimanche, le ministre de l’Intérieur annonçait que 1100 mandats d’arrêt étaient lancés contre des individus soupçonnés de liens avec une organisation qualifiée de terroriste par Ankara. Le lendemain, le président du pays dévoilait des mesures déployées contre des groupes « terroristes » kurdes et pour enrayer le « terrorisme » contre… les légumes. Explications.

Procès de masse

Plus de 300 procès de masse ont lieu simultanément en Turquie ces jours-ci et doivent connaître leur dénouement bientôt. Tous sont liés à la tentative de coup d’État survenue dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016 et qui a été attribuée aux supporteurs de Fethullah Gülen, prédicateur musulman installé aux États-Unis depuis 1999. À la suite de cet événement, qui a coûté la vie à 251 personnes, le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan a déclaré l’état d’urgence et a procédé à des dizaines de milliers d’arrestations de personnes soupçonnées de liens avec le réseau Gülen, rebaptisée FETÖ (organisation terroriste de Fethullah) par les autorités. Aujourd’hui, 3000 personnes ont déjà été condamnées pour terrorisme et plus de 40 000 autres, emprisonnées, font face aux mêmes accusations.

Accusation parapluie

Les organisations de défense des droits de la personne, dont Human Rights Watch (HRW), dénoncent l’utilisation à tout va de l’accusation de terrorisme. Parmi toutes les personnes détenues, 5 civils et 38 militaires ont été identifiés comme ayant fait partie de l’organisation du coup, mais le rôle de milliers d’autres personnes inculpées est loin d’être clair. « Il est normal que le gouvernement arrête et traduise en justice les organisateurs de la tentative de coup d’État qui a fait beaucoup de morts et de blessés dans la population civile, mais comment peut-on accuser de terrorisme des dizaines de milliers de personnes ? Comment peut-il y avoir autant de terroristes dans un seul pays ? », demande Emma Sinclair-Webb, directrice de HRW en Turquie, jointe par La Presse à Berlin.

Du soldat à l’enseignante

Parmi les personnes emprisonnées, on trouve à la fois des militaires, des enseignants, des magistrats et des femmes au foyer, fait valoir Mme Sinclair-Webb. L’abonnement à un journal du mouvement Gülen, la possession d’un compte à la banque Asia, la présence sur un téléphone portable d’une application utilisée par les putschistes ou encore un lien avec une école du mouvement religieux peuvent suffire aux autorités pour accuser un individu. Du coup, les arrestations se multiplient depuis deux ans et demi. Dimanche, le ministre de la Sécurité intérieure de la Turquie a annoncé que plus de 1100 mandats d’arrêt venaient tout juste d’être lancés afin d’écrouer d’autres collaborateurs du mouvement Gülen, avec qui l’actuel gouvernement avait une alliance jusqu’en 2013. « Nous allons les éradiquer », a dit le ministre en question, Süleyman Soylu. En tout, près de 130 000 personnes ont été licenciées de la fonction publique.

Dans le même panier

Les supporteurs du mouvement Gülen ne sont pas les seuls individus visés par le gouvernement islamoconservateur du Parti de la justice et développement du président Erdoğan. Les combattants du Parti des travailleurs du Kurdistan, groupe armé kurde, ainsi que des membres du groupe État islamique (EI) se retrouvent derrière les barreaux aux côtés d’opposants politiques de gauche et de politiciens kurdes. Les deux leaders du parti prokurde, le HDP, qui a réussi une percée électorale en 2014 sont notamment derrière les barreaux. Idem pour la mairesse de Diyarbakır, Gültan Kışanak. Les arrestations ont aussi frappé de plein fouet les défenseurs des droits de l’homme et les médias. Selon Reporters sans frontières, la Turquie a actuellement dans ses prisons plus de journalistes que tout autre pays. « Erdoğan fait tout pour mettre de côté ses rivaux », dit Vahid Yücesoy, expert de la Turquie et chercheur en sciences politiques à l’Université de Montréal.

Des élections contestées

M. Yücesoy ne s’étonne pas des nouvelles rafles annoncées. Des élections municipales auront lieu le 31 mars à travers le pays et le président Erdoğan ne reculera devant rien pour les remporter. « Il est possible que le parti d’Erdoğan perde une grande ville, comme Istanbul ou Ankara, à cause de la situation économique en Turquie. Il y a beaucoup d’inflation, la livre turque est en chute libre et les entreprises de construction font faillite les unes après les autres », note le politologue en ajoutant que cette débâcle économique est notamment liée à la fuite des investisseurs étrangers après la consolidation du pouvoir aux mains du président à la suite du putsch raté de 2016. « Beaucoup de gens qui votent pour Erdoğan ne le font pas pour des raisons idéologiques, mais matérielles », et leur soutien n’est pas gagné d’avance, note l’expert, rappelant que la première décennie d’Erdoğan au pouvoir avait été marquée par une croissance économique rapide et soutenue, faisant passer le revenu annuel par personne de 9000 $US en 2000 à 27 000 $ en 2018.

Terrorisme alimentaire

Le portrait économique actuel est cependant loin d’être reluisant. L’inflation a atteint plus de 20 % l’an dernier et les Turcs en ressentent les effets dans le prix du panier d’épicerie, qui a grimpé de près de 31 % en un an. Loin de prendre la responsabilité, le président Erdoğan affirme que la hausse des prix des aliments, dont les légumes, est l’œuvre de pouvoirs étrangers. « Ils jouent à un jeu avec la Turquie. Les prix des aubergines, des tomates et des concombres ont commencé à monter. C’est une attaque terroriste », a dit le président lundi en annonçant l’ouverture de magasins d’État à Istanbul et Ankara vendant des légumes à moitié prix. La mesure a été accueillie avec cynisme en Turquie et à l’étranger. « À l’approche des élections, il essaie d’acheter la loyauté des classes les moins fortunées de la Turquie, tout en mettant à l’écart son opposition », analyse Vahid Yücesoy. Le verdict de la population sera connu à la fin mars.

— Avec le New York Times, Reuters et le Financial Times

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