Artiste et enceinte

Silence, on accouche !

« Être enceinte, c’est presque un tabou en ce moment. Il y a des actrices qui attendent longtemps avant de le dire aux producteurs parce qu’elles ont peur de se faire couper des jours de tournage. »

Ce constat que fait Jessica Barker, membre du conseil d’administration de l’Union des artistes et mère de deux enfants, il pourrait tout aussi bien s’appliquer aux animatrices, chanteuses ou danseuses, qui sont nombreuses à reprendre du service quelques semaines seulement après avoir accouché.

Que peut faire le syndicat pour mieux accompagner ses membres lors d’une grossesse ? C’est la question que se posera le comité permanent des femmes artistes interprètes de l’Union des artistes (UDA) au cours des prochains mois.

« Nous voulons parler avec les membres et entendre leurs histoires positives ou négatives. Nous regarderons aussi ce qui se fait ailleurs. Nous présenterons ensuite un mémoire avec des pistes de solution », dit Jessica Barker.

Karyne Lemieux comprend tout à fait la crainte que ressentent certaines comédiennes, puisqu’elle a elle-même vécu de mauvaises expériences. Alors qu’elle interprétait un des rôles principaux dans la série Casino, elle a appris qu’elle attendait un enfant. Tout de suite, elle en a informé l’auteur.

« Sur le coup, Réjean Tremblay m’a dit qu’il était content pour moi et qu’il s’arrangerait. Il a ensuite parlé aux producteurs et finalement, il m’a rappelée pour me dire que ce serait impossible, raconte l’actrice. Mon agent a ensuite essayé d’expliquer aux producteurs que plusieurs productions dealaient avec des femmes enceintes, mais la porte était déjà fermée. »

C’est finalement Hélène Florent qui a repris le rôle dans la deuxième saison de cette série diffusée à Radio-Canada entre 2006 et 2008.

Quant à Réjean Tremblay, il confie avoir eu le cœur brisé lorsqu’il a retiré Karyne Lemieux de son émission de fiction. Les conditions au Québec obligent les auteurs à écrire leurs textes plusieurs mois avant le début des tournages, ce qui ne leur laisse pas beaucoup de marge de manœuvre, explique-t-il.

« Toute l’intrigue tournait autour de son personnage et elle aurait été enceinte de sept, huit mois au moment du tournage. Il y a des fois où nous pouvons nous ajuster – ce fut le cas dans Scoop avec Charlotte Laurier –, mais, d’autres fois, nous ne pouvons pas », dit l’auteur, en ajoutant qu’il a également été obligé de remplacer Bianca Gervais dans Lance et compte.

Pour la petite histoire, Karyne Lemieux raconte qu’elle n’a pas eu plus de chance pour sa deuxième grossesse.

« J’ai auditionné pour un des rôles principaux dans la série jeunesse Les argonautes et je l’ai eu », affirme la comédienne, qui témoigne dans l’espoir d’ouvrir le dialogue sur ce sujet délicat.

« Avant même que le tournage commence, je les ai informés que j’étais enceinte. Encore une fois, je n’aurais pas dû jouer franc jeu, puisqu’ils ont décidé de donner mon rôle à une autre actrice. »

— Karyne Lemieux

Courts congés de maternité

Animatrice à l’émission Patricia Paquin le week-end à Rouge FM, Jessica Barker a pris seulement quatre semaines de congé de maternité lorsque sa deuxième fille est née, en décembre dernier.

« Quand je suis allée m’asseoir avec ma patronne pour lui dire que j’étais enceinte, elle m’a demandé quel était mon plan. Si j’avais demandé six mois de congé, est-ce que j’aurais perdu mon job ? Nous ne le savons pas », dit-elle.

Cette crainte de perdre un contrat ou de se faire oublier est perceptible chez plusieurs artistes. Même si Brigitte Boisjoli est maître de son horaire et qu’elle pourrait s’offrir un congé de maternité de plusieurs semaines, elle a décidé d’en faire autrement.

« Dès que nous avons su qu’elle était enceinte, nous avons regardé attentivement son horaire, dit son gérant, Martin Leclerc. Elle doit accoucher en juin, alors nous avons repoussé quelques spectacles qui étaient prévus près de la date d’accouchement et nous n’avons rien pris pour le mois de juillet. »

« Il y a des gens qui me disent que je suis folle de recommencer en août, mais il ne faut pas oublier que je travaille pour moi, pour mon nom. Ça ne prend pas de temps au Québec pour être oublié. »

— Brigitte Boisjoli

Ève Landry est un autre exemple de congé de maternité écourté. Même si elle a accouché au début de février, elle a déjà remis son costume de la poupée sorcière Liliwatt dans la série jeunesse Salmigondis et elle s’apprête à retourner sur le plateau de tournage d’Unité 9.

« Je n’ai pas le droit de me plaindre, par respect pour mes amies et collègues qui ont perdu un rôle à la suite de l’annonce de leur grossesse ou qui ne travaillent carrément plus par la suite. Je me considère comme très chanceuse », dit la populaire comédienne, qui voit d’un bon œil l’initiative de l’UDA.

« C’est essentiel. L’UDA devrait même être encore plus présente. Je crois que dès qu’une grossesse est annoncée sur une production, il devrait y avoir une rencontre entre un représentant de l’UDA, les auteurs, la production, la réalisation, l’agence et l’actrice pour se demander : "On s’organise comment ?" », ajoute Ève Landry.

Retrouver son corps

Geneviève Guérard parle également de l’importance de retrouver rapidement son poids initial après une grossesse. L’ancienne danseuse des Grands Ballets canadiens de Montréal a accouché de sa fille Juliette à 31 ans. Pour éviter de perdre son titre de première danseuse, elle est revenue au travail après neuf mois.

« La grande difficulté est surtout que tu dois revenir au sommet de ta forme dès le jour 1 », explique l’artiste.

« Quand je suis revenue, j’ai bien vu que la game avait changé. On ne misait plus sur moi. »

— Geneviève Guérard

La danseuse confie notamment avoir demandé si les heures de répétition pouvaient être modifiées légèrement pour qu’elle puisse rentrer plus tôt à la maison pour s’occuper de sa fille. « Ils avaient ri. Ils n’allaient pas changer une culture d’entreprise parce que j’avais un enfant », avance-t-elle.

Un an plus tard, elle quittait les Grands Ballets canadiens : « On peut facilement danser jusqu’à 40 ans, mais il faut sentir que la compagnie veut de nous. S’ils avaient été plus ouverts, j’aurais dansé plus longtemps. »

Le maître de ballet principal Pierre Lapointe explique que les contraintes auxquelles font face les Grands Ballets rendent parfois difficile la conciliation travail-famille : « C’est un constant travail de collaboration avec beaucoup de monde. La compagnie travaille sur plusieurs productions en simultané ; tout est planifié à la minute près. Il est impossible pour nous de changer les horaires, ce qui n’empêche pas que les Grands Ballets soient conciliants avec les réalités personnelles, non seulement des danseurs, mais aussi de tous les membres. »

La loi du silence

Le comité permanent des femmes artistes interprètes de l’UDA ne peut présumer du contenu du mémoire qui sera éventuellement déposé au conseil d’administration.

« Mais pour l’instant, c’est vraiment trop chacune pour soi. Nous n’avons rien sur le sujet. Il est peut-être temps que ça change », affirme Jessica Barker.

Ce n’est pas la première fois que l’animatrice et actrice défend une cause au sein de son syndicat. En 2015, elle a créé le fonds enfants-artistes qui permet aux mineurs de placer une partie de leurs cachets dans un fonds.

« Lorsque j’avais parlé de la problématique des jeunes artistes aux autres membres du conseil d’administration, ils m’ont dit qu’ils n’y avaient jamais pensé. C’est la même chose pour les femmes enceintes. Ce n’est pas une guerre contre les producteurs que nous voulons faire. Mais il y a une loi du silence qui n’arrange personne », affirme Jessica Barker.

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