Éditorial Agnès Gruda

AIDE AUX MIGRANTS
Le crime de solidarité

Qu’ont en commun l’Américain Scott Daniel Warren, l’Allemande Pia Klemp et l’Italien Domenico Lucano ?

Tous les trois sont engagés dans des organisations d’aide aux migrants. Et précisément pour cette raison, ils font tous les trois face à la justice.

Scott Daniel Warren œuvre au sein de l’ONG No More Deaths (Assez de morts), qui vient en aide aux migrants irréguliers en Arizona. Neuf autres membres de son organisation sont également visés par des accusations. Leur méfait ? Avoir, entre autres, placé des bouteilles d’eau le long des sentiers empruntés par les migrants.

M. Warren devait connaître le verdict la semaine dernière, mais le jury censé se prononcer sur son cas a été incapable d’en arriver à une décision. Le procès a donc fini en queue de poisson. Sa prochaine comparution est prévue pour le début de juillet, et M. Warren saura alors s’il y aura un nouveau procès ou si la justice le laissera tranquille.

Pia Klemp est l’ancienne capitaine des bateaux de secours Iuventa et Sea-Watch 3 qui venaient en aide aux migrants en Méditerranée centrale. Des gens qui fuient la Libye et ses centres de détention inhumains où la torture, le viol et l’esclavage sont monnaie courante.

On estime qu’au cours des seules années 2018 et 2019, son bateau aurait secouru plus de 5000 migrants fuyant la Libye vers l’Europe. Mais la justice italienne l’accuse de complicité avec des réseaux d’immigration illégale. Le procès a lieu ces jours-ci. Et elle risque 20 ans de prison.

Quant à Domenico Lucano, il s’agit de cet ancien maire de Riace, en Calabre, qui avait voulu revitaliser son village en ouvrant les bras aux migrants irréguliers. Son procès pour aide aux sans-papiers (on l’accuse entre autres d’avoir organisé des mariages de convenance entre des demandeurs d’asile et des citoyens italiens) s’est ouvert le 11 juin en Italie.

En dépit de la Convention de l’ONU sur les réfugiés, en dépit du droit humanitaire international, en dépit du droit maritime qui enjoint à tout bateau croisant un navire en détresse de secourir ses passagers, tant en Italie qu’aux États-Unis, des humanitaires sont accusés tout simplement parce qu’ils ont fait preuve… d’humanité. Tandis que des réfugiés en fuite sont traités comme des criminels parce qu’ils ont voulu échapper à l’horreur.

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Ces cas se multiplient. La montée en puissance des partis pourfendant l’immigration a eu pour effet de criminaliser l’aide aux migrants, particulièrement en Italie, mais aussi ailleurs en Europe et aux États-Unis.

Selon la plateforme d’information openDemocracy, des dizaines d’Européens ont été traduits en justice pour avoir aidé des migrants et des demandeurs d’asile. À mesure que les partis d’extrême droite gagnent en popularité, le nombre d’arrestations de travailleurs humanitaires monte en flèche.

Dans un récent rapport, openDemocracy recense les cas les plus spectaculaires survenus en France, en Espagne, en Grèce, au Danemark, en Allemagne et au Royaume-Uni. Au total, plus de 250 personnes ont été traduites devant les tribunaux de 14 pays.

Parmi elles, on retrouve un pasteur, des pompiers, des politiciens locaux, des écrivains – ou de simples passants qui ont fait monter des migrants dans leur auto.

Une journaliste belge a été accusée de trafic humain après avoir accueilli, vêtu et nourri un adolescent soudanais qui cherchait à rejoindre le Royaume-Uni. Un élu d’une bourgade française a été poursuivi pour avoir hébergé un couple du Kosovo après que sa demande d’asile a été rejetée.

La première a fini par être acquittée. Le second a écopé d’une amende de plus de 2000 $. Mais d’autres s’exposent à de longues peines de prison.

« La plupart de ces gens semblent avoir été ciblés parce qu’ils ont offert de la nourriture, de l’eau, un abri ou du transport à des migrants sans papiers réguliers », affirme le rapport d’openDemocracy.

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Depuis la grande vague de migrants de 2015, les frontières européennes n’ont cessé de se refermer. L’Italie, qui était le principal port d’accueil des migrants africains en Méditerranée, a porté au pouvoir un gouvernement d’extrême droite qui arraisonne les bateaux de sauvetage, harcèle leurs affréteurs et multiplie les procès contre les humanitaires.

Comme le dénonce la présidente de Médecins sans frontière (MSF), Joanne Liu, c’est comme si on punissait les ambulanciers qui amènent des victimes d’accidents à l’hôpital ! Comme si ces ambulanciers et leurs victimes étaient tous des criminels.

Harcelée par les autorités italiennes, MSF a d’ailleurs dû abandonner ses opérations de secours en Méditerranée et mettre à quai l’Aquarius, le bateau qu’elle exploitait conjointement avec SOS Méditerranée.

Aujourd’hui, les autorités italiennes ont atteint leur objectif : il n’y a pratiquement plus d’opérations de secours en Méditerranée.

Cela ne signifie pas qu’il n’y a plus de migrants désespérés au point de se jeter à la mer. Mais plutôt qu’ils sont plus nombreux à périr. Ou à être renvoyés vers leurs bourreaux.

Les migrants ne débarquent plus sur les côtes de la Sicile, mais ce « succès » comporte un terrible prix humain. La Méditerranée, ce cimetière marin, est plus dangereuse que jamais. Selon l’ONU, le risque pour un migrant d’y mourir noyé n’a jamais été aussi élevé qu’aujourd’hui !

Voilà donc où on en est : des gestes relevant de la plus élémentaire humanité sont aujourd’hui considérés comme des actes criminels.

Au moment où le nombre de réfugiés atteint des niveaux inégalés depuis la Seconde Guerre mondiale – ils sont 70 millions, selon le dernier rapport annuel du Haut Commissariat pour les réfugiés –, cette façon de s’en prendre à ceux qui leur offrent une minimale solidarité est une honte.

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