Chronique

Bras de fer olympique

Un puissant coup de tonnerre annonçant l’orage, rien de moins !

Voilà l’impact d’une décision dévoilée lundi à propos du fondeur russe Alexander Legkov, médaillé d’or et d’argent aux Jeux de Sotchi, reconnu coupable de dopage. Ce document de 46 pages, écrit par la Commission disciplinaire du Comité international olympique (CIO), est une terrible nouvelle pour le Kremlin. Comment peut-on désormais justifier la participation de la Russie aux Jeux d’hiver de février prochain ?

Mais d’abord, un peu d’histoire. Tout commence au printemps 2016 quand Gregory Rodchenkov, ex-directeur du Laboratoire antidopage de Moscou, raconte au New York Times le complot fomenté pour éviter que les athlètes russes dopés subissent des tests positifs. Ce récit, déjà hallucinant, fait cependant pâle figure devant le plan diabolique imaginé en vue des Jeux d’hiver de 2014, présentés dans la mère patrie.

À la faveur de la nuit, leurs échantillons d’urine, recueillis dans des flacons pourtant réputés d’une sécurité absolue, sont trafiqués. Une manière de les ouvrir et de les refermer, en ne laissant aucune trace visible à l’œil nu, a été trouvée, explique Rodchenkov.

Ébranlée, l’Agence mondiale antidopage demande à l’avocat torontois Richard McLaren d’enquêter sur ces allégations. Peu avant le début des Jeux de Rio l’été dernier, celui-ci dépose un rapport confirmant l’essentiel des propos de Rodchenkov. Les faits exposés touchant aussi les sports d’été, le CIO est plongé en pleine crise. Plusieurs de ses membres auraient souhaité que le dépôt du rapport survienne après les Jeux, de manière à ne pas troubler la fête.

Pour se débarrasser de ce dossier explosif, le CIO, dans un manque effarant de leadership, somme les fédérations internationales d’autoriser ou non la participation des athlètes russes aux Jeux de Rio. Cela conduit à l’exclusion d’environ 30 % d’entre eux.

Thomas Bach, président du CIO, est tourmenté par toute cette affaire qui assombrit les liens du mouvement olympique avec la puissante Russie, un acteur clé sur la scène sportive internationale. Il se fend de longues déclarations où il se porte en champion des libertés individuelles, façon habile d’exclure toute punition collective envers la Russie.

Après tout, dit-il, il serait injuste que des athlètes russes « propres » soient pénalisés en raison des gestes de leurs concitoyens. Le raisonnement est noble, mais évite cette question fondamentale : on fait quoi s’il s’agit de dopage d’État, décidé par les autorités ? On laisse le pays s’en tirer ? On impose une amende qui, même salée, demeure une sanction bidon pour un pays de cette envergure ?

Le CIO a alors créé deux commissions chargées d’étudier à leur tour les révélations de Rodchenkov. Pas question d’accepter le rapport McLaren comme une preuve suffisante. La première, présidée par Denis Oswald, avocat suisse membre du CIO, examinera les cas des athlètes russes soupçonnés de dopage ; la seconde, sous la direction de Samuel Schmid, ancien politicien suisse, enquêtera sur une éventuelle « conspiration institutionnelle » des autorités russes.

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On connaîtra dans les prochains jours les conclusions de la commission Schmid. Mais celle d’Oswald dévoile déjà ses verdicts. Voilà qui explique les annonces qui tombent avec régularité ces jours-ci. Près d’une vingtaine d’athlètes russes des Jeux de Sotchi ont été sanctionnés et les médaillés devront rendre leur récompense.

On savait depuis le 1er novembre dernier que Legkov, gagnant de l’épreuve de 50 km de ski de fond, faisait partie de ce groupe. Mais ce n’est que lundi que le CIO a rendu publics les motifs détaillés de la sentence.

Tous ceux qui croyaient que le CIO jetterait un voile sur le rapport McLaren, en prétendant que ses preuves étaient insuffisantes – une perspective qui m’inquiétait, je l’avoue –, ont été confondus. Au contraire, la Commission disciplinaire soutient sans réserve le travail de Richard McLaren et conclut à la crédibilité de Rodchenkov qui, craignant pour sa sécurité, s’est réfugié aux États-Unis.

C’est la première fois qu’un organe du CIO est aussi clair à ce sujet. Et cela au moment où les Russes mettent une pression énorme afin d’éviter d’être exclus des Jeux de PyeongChang.

Ainsi, la Commission se range à l’opinion de Richard McLaren, qui estimait « hors de tout doute raisonnable » la substitution des échantillons d’urine d’athlètes russes durant les Jeux de Sotchi. Des tests approfondis réalisés au cours des derniers mois ont démontré qu’il était bel et bien possible de trafiquer les flacons à l’aide d’instruments appropriés. Des traces microscopiques démontrant cette manipulation ont été trouvées.

La Commission a aussi eu accès au « journal personnel » de Rodchenkov lorsqu’il dirigeait le Laboratoire de Moscou et celui de Sotchi. Il y consigne notamment des discussions avec ses supérieurs. L’authenticité et la véracité de ces pages manuscrites ne sauraient être mises en doute, affirme la Commission, rappelant qu’à cette époque, Rodchenkov ne pouvait imaginer l’éventuelle tournure des évènements.

Le New York Times, qui a eu accès à ce journal personnel, a écrit hier que le document démontre les contacts étroits entre Rodchenkov et Vitaly Mutko, alors ministre russe des Sports.

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La Commission exécutive du CIO – en quelque sorte le « Conseil des ministres » de l’organisme – se réunira mardi et mercredi prochains à Lausanne. C’est là qu’on décidera si la Russie sera admise aux Jeux de PyeongChang, qui s’ouvriront deux mois plus tard.

Face à l’énormité du scandale, le CIO perdrait beaucoup de crédibilité en se contentant des sanctions individuelles contre des athlètes.

Un scénario de plus en plus mentionné est de permettre aux sportifs russes de participer à ces Jeux, mais en tant qu’athlètes indépendants. Cela signifie qu’ils ne porteraient pas les couleurs du pays et que leur hymne national ne jouerait pas en cas de médaille d’or.

Le Kremlin laisse déjà entendre que la Russie pourrait boycotter les Jeux si cette sanction est adoptée. Le bras de fer est engagé. Et Thomas Bach, le président du CIO, rendra bientôt la décision qui définira sa carrière et le mouvement qu’il préside. L’orage éclatera peut-être sur Moscou la semaine prochaine.

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