Éditorial Alexandre Sirois

This Is America, amère America…

Oh qu’il appuie là où ça fait mal, Donald Glover !

L’artiste, mieux connu en musique sous le pseudonyme Childish Gambino, a dévoilé il y a deux semaines la chanson This Is America et la vidéo choquante qui l’accompagne.

Depuis, elle connaît un succès phénoménal. La pièce s’est hissée en première place du Billboard et la vidéo a déjà été visionnée quelque 150 millions de fois sur YouTube.

Ce n’est pas étonnant. C’est un constat lucide et troublant sur les États-Unis d’aujourd’hui, qui tient plus de l’électrochoc que du discours moralisateur.

Donald Glover n’a pas envie de sauver l’âme de son pays. Il se pose plutôt en Américain qui s’interroge pour savoir si ses concitoyens en ont, une âme.

Les mots, la musique et les images sont autant de coups de poing donnés par ce chanteur qui, d’une certaine façon, est un boxeur déguisé en artiste. Il attaque au corps dès le premier round. Il a l’intention de sonner tous ceux qui ont les yeux rivés sur leur écran. Et ça marche ! Il ébranle tout le monde.

Il est d’autant plus habile qu’il a refusé de décrypter son œuvre, dont la signification est pourtant riche. Libre à nous de l’interpréter à notre guise. Il ne l’explique pas et ne s’explique pas.

Ce qui est clair, néanmoins, c’est qu’il dénonce à la fois le sort des Noirs sur le sol américain et la violence liée aux armes à feu. Deux enjeux qui, bien sûr, sont étroitement liés.

L’Amérique l’inquiète, visiblement. Et il la force à se regarder dans un miroir. On est bien loin du rêve américain…

Dans la foulée des tueries qui ont fait des ravages inimaginables d’un bout à l’autre des États-Unis ces dernières années (la plus récente s’étant produite vendredi dans une école du Texas) et des meurtres dont les Noirs sont victimes de façon disproportionnée, l’artiste dénonce l’obsession des Américains pour les armes à feu. Une obsession qui frôle le fétichisme, démontre-t-il avec finesse. Remarquez comment les armes à feu qu’il utilise dans la vidéo sont traitées avec soin alors que les victimes, elles, meurent dans l’indifférence.

This Is America ! Amère America…

Le plus tragique, c’est que c’est vrai. Depuis que Donald Trump et les républicains contrôlent tous les leviers du pouvoir à Washington, rien de substantiel n’a été tenté pour trouver une solution à ce problème.

Le constat de Donald Glover au sujet de la situation des Noirs sur le sol américain, par ailleurs, n’est pas sans rappeler les écrits récents du brillant essayiste Ta-Nehisi Coates. Dans son livre Une colère noire, publié en 2015, il raconte avoir grandi en se rendant compte qu’« être noir » aux États-Unis, c’est « comme être nu face aux éléments – face aux armes à feu, face aux coups de poing, aux couteaux, au crack, au viol et à la maladie ». Et cette nudité, ajoute-t-il, est « le résultat logique et volontaire d’une politique ».

Hélas, ce n’est pas une simple vidéo qui va changer la donne. D’ailleurs, si Donald Glover force les Américains à affronter leurs démons, sa provocation n’est pas anticonformiste, comme l’a fait remarquer le professeur Greg Carr à la tête du département d’études afro-américaines de l’Université Howard de Washington. « Je me demande si les louanges à l’égard de Childish Gambino auraient été les mêmes s’il avait dansé avec des enfants blancs et tué des choristes blancs ? », a-t-il écrit sur Twitter. Réponse : bien sûr que non.

Parce que dans la tête de nombre d’Américains, voir un Noir tirer sur d’autres Noirs va, d’une certaine façon, de soi. La vidéo choque, mais elle n’est pas considérée comme excessivement offensante. On est là au cœur du problème. Au cœur de la fracture raciale, dont Donald Trump a tiré profit pour se faire élire. Et qu’il a continué d’exploiter de façon indécente depuis son triomphe.

This Is America ! Amère America.

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Trois pistes pour interpréter la vidéo

Armes à feu

Au début de la vidéo, c’est après avoir tiré sur un homme à bout portant que Donald Glover se met à chanter « This is America ». C’est ça, l’Amérique… Le message est tout sauf ambigu. L’identité de la première victime, toutefois, n’est pas claire. Et il est difficile de comprendre pourquoi sa tête est couverte. Mais les choristes abattus par la suite (avec un sang-froid épouvantable) évoquent vraisemblablement les victimes de la tuerie de Charleston. Un raciste de 21 ans avait tué neuf personnes dans une église de cette ville de la Caroline du Sud il y a trois ans.

Danse

Plusieurs ont l’impression qu’à certains moments, les mouvements chorégraphiés de Donald Glover font référence à Jim Crow. Il s’agissait d’un personnage créé en 1832 par un acteur blanc qui, le visage maquillé, imitait de façon caricaturale un esclave noir. Le nom Jim Crow est devenu synonyme de mépris à l’égard des Noirs et a été utilisé pour qualifier une série de lois ségrégationnistes mises en place à travers les États-Unis, qui ne seront abolies qu’en 1964.

Pantalons

Certains ont fait état d’une ressemblance entre les pantalons de Donald Glover (il est, sinon, torse nu) et ceux portés jadis par les soldats de la Confédération lors de la guerre de Sécession. Ces soldats étaient ceux des États du sud du pays, où l’on s’opposait à l’abolition de l’esclavage. La guerre civile s’est terminée il y a plus de 150 ans, mais les débats acrimonieux à son sujet, eux, persistent. Au cours des dernières années, ils ont fait rage, par-dessus tout, au sujet du retrait de statues érigées en sol américain pour commémorer la Confédération et ses soldats.

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