Entrée de migrants au Québec

Passages désespérés en Montérégie

Hemingford — Les agents de la GRC ont repéré la famille à 9 h 09 hier matin.

Cinq silhouettes tirant de grosses valises dans un chemin isolé, balayé par le vent, à - 14 °C, avançant avec peine depuis les États-Unis vers le Canada.

Les agents sont sortis de leurs VUS et sont montés sur un monticule enneigé situé près d’un petit fossé entre l’État de New York et Hemmingford, au Québec, près de quelques habitations et de terrains boisés.

« Vous ne pouvez pas entrer au Canada ici. C’est illégal et vous serez mis en état d’arrestation », a lancé en anglais une agente, suivant le protocole.

Du côté américain du fossé, à 15 mètres, les migrants silencieux ont semblé hésiter quelques instants, regroupant leurs valises et leurs sacs de plastique aux logos des magasins JCPenney et Target. Parmi eux se trouvait un enfant de 8 ou 9 ans qui tirait aussi une valise.

L’homme du groupe a fait quelques pas dans la neige et est entré le premier au Canada.

Les agents de la GRC l’ont menotté. « Soudan », a répondu le père de famille quand La Presse lui a demandé d’où il venait.

Le reste de la famille a traversé le petit fossé, s’enlisant dans la neige. Les étiquettes attachées à leurs valises indiquaient qu’ils avaient voyagé entre l’aéroport de Doha, au Qatar, et l’aéroport international Dulles de Washington, le 6 février. Les agents de la GRC les ont emmenés au chaud dans leurs camions en marche.

Passages clandestins en forte hausse

Cela fait des années que les chemins en cul-de-sac qui donnent sur la frontière américaine en Montérégie sont fréquentés par des migrants qui arrivent des États-Unis avec l’intention de demander le statut de réfugié sur le sol canadien.

Or, depuis quelques mois, le flot des passages clandestins est en forte hausse, selon les données de la GRC et les observations des résidants. Jeudi, 19 personnes ont été interceptées tout près du Parc Safari. Hier matin, huit personnes l’ont été en à peine plus d’une heure, a pu constater La Presse.

« Parfois, les gens qui arrivent sont légèrement habillés, on voit qu’ils ne sont pas équipés pour l’hiver », explique Marcel Pelletier, agent de la GRC posté régulièrement à cet endroit. 

« Les gens n’essaient pas de fuir lorsqu’ils nous aperçoivent. Au contraire : ils nous recherchent. »

— Marcel Pelletier, agent de la GRC

Le nombre de migrants interceptés au Québec à la frontière américaine par la GRC a triplé au cours de l’année fiscale 2015-2016, passant de 424 à 1280, selon les données compilées par l’Agence des services frontaliers du Canada.

Certaines personnes sont en piteux état lorsqu’elles arrivent.

« Des fois, les gens émergent de la forêt. Ils sont mouillés, gelés », dit M. Pelletier.

À 10 h 02, hier matin, un taxi est apparu du côté américain, et un couple d’une trentaine d’années est débarqué avec une petite valise et des sacs en bandoulière. Le taxi est reparti à toute vitesse et le couple a consulté un téléphone, avant de s’avancer d’un pas sûr du côté canadien, et de se faire arrêter par un agent de la GRC.

À 10 h 20, un taxi gris a déposé un seul homme dans la trentaine. Un agent frontalier américain est arrivé en camion et lui a dit qu’il devait entrer au Canada par un poste frontalier, sans quoi il se ferait arrêter par la GRC. Peu après, l’homme a poursuivi sa marche vers le Québec.

Un agent de la GRC lui a passé les menottes aux poignets. Une étiquette de Turkish Airlines était attachée à son petit sac à dos noir avec le code de l’aéroport d’Istanbul.

François Doré, un ex-agent de la Sûreté du Québec qui habite le secteur, dit voir des opérations policières quasi quotidiennement près de chez lui, et souvent plusieurs fois par jour.

« Je remarque une forte augmentation depuis quelques mois, dit-il. C’est assez impressionnant. L’autre fois, j’ai vu un agent avec un poupon dans les bras. La GRC fait un travail très humain, et je ne dis pas ça parce que je suis un ancien policier. »

Effets des politiques américaines

Pour Me Stéphane Handfield, avocat montréalais spécialisé en droit de l’immigration, la politique américaine est derrière la hausse des entrées clandestines dans le sud du Québec ces derniers mois.

« C’est en partie dû aux politiques du gouvernement Trump : ils ferment les portes, alors les gens se dirigent vers le Canada, dit-il. Et le gouvernement américain fait la chasse aux immigrants illégaux, alors les gens recherchent une autre avenue, et l’autre avenue, c’est le Canada. »

La vaste majorité des gens qui entrent clandestinement ne le font pas parce qu’ils ont des choses à cacher, mais parce que leur demande va très souvent être jugée irrecevable s’ils se présentent à un poste frontalier canadien pour demander le statut de réfugié, dit Me Handfield.

« C’est une situation absurde qui pousse des familles à prendre des risques et souvent à payer des passeurs, parfois très cher. »

— Me Stéphane Handfield, avocat spécialisé en droit de l’immigration

L’avocat aimerait que le gouvernement du Canada change ses politiques pour permettre aux migrants d’aller directement aux postes frontaliers.

Selon l’entente sur les tiers pays sûrs entre le Canada et les États-Unis, les migrants doivent demander le statut de réfugié dans le premier pays sécuritaire qu’ils rencontrent, mais beaucoup ne veulent pas le faire aux États-Unis. Le Canada accepte de traiter les demandes des gens qui se trouvent déjà sur son territoire. Pour cette raison, les migrants entrent illégalement, et demandent aussitôt le statut de réfugié.

Comme c’est le cas ailleurs dans le monde, des informations sur les passages clandestins à la frontière sont diffusées sur Facebook et YouTube. Différents lieux de passage sont utilisés par des migrants de diverses nationalités, si bien que les agents de la GRC peuvent souvent prédire la nationalité des gens en fonction de l’endroit où ils franchissent la frontière.

Les migrants arrêtés viennent du Soudan, de la Turquie, de l’Érythrée, entre autres. Ils arrivent à la frontière en taxi, ou en autocar depuis Plattsburgh ou Champlain. Certains prendraient même des taxis depuis la ville de New York, où des chauffeurs offriraient de faire la route en échange d’une somme fixe de plusieurs centaines de dollars.

Les migrants qui entrent illégalement au Canada sont souvent surpris d’être traités avec respect par les policiers de la GRC, dit M. Pelletier. « Pour eux, voir un policier, c’est s’attendre à manger une raclée, c’est ce qu’ils connaissent. Souvent, à la fin du processus, ils nous remercient d’avoir été gentils avec eux. »

Qu’advient-il des migrants arrêtés par la GRC ?

Les migrants arrêtés sont transportés au poste frontalier de Saint-Bernard-de-Lacolle, où ils peuvent utiliser les services d’un interprète pour demander le statut de réfugié, explique Me Stéphane Handfield, avocat montréalais spécialisé en droit de l’immigration. « L’Agence des services frontaliers du Canada va évaluer si la personne est admissible au statut de réfugié. Ensuite, les gens sont soit envoyés au Centre de détention de l’immigration de Laval pendant au moins 48 heures, ou, s’il y a un problème au niveau sécuritaire, ils peuvent être conduits à l’établissement de détention Rivière-des-Prairies. Certains sont aussi remis en liberté avec une date de procès. » Plusieurs se dirigent ensuite non pas vers Montréal, mais bien vers Toronto, dit Me Handfield. « Certains ont des contacts au Canada, mais pour la majorité, ils sont seuls. »

Droits de l’homme

Des pays au bilan peu enviable

De nombreux migrants en provenance de la Turquie, de l’Érythrée et du Soudan passent la frontière canadienne en Montérégie. Voici un résumé de la situation des droits de l’homme dans ces pays en 2017.

Turquie

État d’urgence proclamé. Suspension de la Convention européenne des droits de l’homme. Plusieurs centaines de milliers de Kurdes déplacés de leurs zones résidentielles. Nombreuses victimes civiles.

Source : Human Rights Watch

Érythrée

Absence d’État de droit. Opposition politique interdite. Possibles crimes contre l’humanité. Troisième pays d’origine des migrants traversant la Méditerranée, après la Syrie et l’Afghanistan.

Source : Amnistie internationale

Soudan

Exactions continues commises par le gouvernement soudanais à l’encontre de la population civile. Attaques illégales contre des villages et bombardements aveugles de civils. Répression des droits civils et politiques.

Source : Human Rights Watch

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