Chronique

De Montréal à New York pour réinventer l’art de la boutique de quartier

Si vous allez vous promener à New York, dans le quartier autour du Madison Square, là où Broadway sculpte l’élégante silhouette de l’immeuble Flatiron, vous vous demanderez probablement comment tous ces gens dans tous ces commerces trouvent la recette magique pour être si cools et si populaires.

Il y a le restaurant Eleven Madison Park, l’hôtel Ace et, plus loin, l’Edition, l’hôtel NoMad aussi, avec son bar tout en bois et ses cocktails sublimes, le premier Shake Shack dans le parc, le Sweetgreens où les files d’attente de créatifs branchés et affamés de salades modernes sont juste monstrueuses. C’est là que sont la boutique Marimekko, Opening Ceremony, Le Labo… Des heures de plaisir pour ceux qui adorent le magasinage et prendre leur café – ou acheter des chaussures – à côté de clients ayant clairement un parti pris pour un certain anticonformisme tant dans leur choix d’hôtel que de lunettes, leur coupe de cheveux, leurs goûts en musique….

Et au milieu de tout ça, et bien au milieu de tout ça, il y a des commerçants montréalais. Quatre associés, dont deux vrais jumeaux, devenus les visages de l’équipe : Byron et Dexter Peart, 44 ans.

Les Peart participent déjà depuis un moment à la gestion d’une boutique appelée Maison Kitsuné, dans l’hôtel NoMad sur Broadway, où ils vendent, entre autres, les sacs de la marque qu’ils ont lancée, Want Les Essentiels, chouchoutent des gens qui, pour reprendre les mots du New York Times à leur égard, « lisent Monocle, voyagent dans le monde pour aller dans les foires d’art contemporain, qui ont pas mal de choses à traîner avec eux – un téléphone intelligent, une bouteille d’eau, peut-être un livre – et qui veulent avoir l’air parfaitement bien sapés en le faisant ».

Le 1er mars, cette boutique sera rouverte sous un nouveau nom, Want Apothecary, cinquième succursale d’une petite chaîne lancée à Westmount en 2011 et d’une aventure dans le monde du détail et de la mode de luxe lancée dans le Vieux-Montréal au tournant du millénaire.

« On a commencé avec un commerce qui était petit, mais une idée pas mal plus grande. Et voici où ça nous a menés. »

— Dexter Peart, assis dans les bureaux de Want, près du Marché Central à Montréal

De là, les Peart, qui habitent Montréal depuis 1996, mais sont nés à Ottawa de parents montréalais venus de Jamaïque pour étudier à McGill (et qui sont eux-mêmes diplômés en économie de l’Université de Western Ontario), supervisent des activités qui les amènent régulièrement de Tokyo à Toronto, en passant par Vancouver, Manhattan, Stockholm et Montréal.

Faire le tour de toutes leurs activités commerciales et créatives n’est pas simple parce que leur chemin depuis leurs débuts dans le monde de la mode, alors qu’ils travaillaient pour d’autres, n’est pas en ligne droite. Mais toutes leurs activités ont un dénominateur commun : vendre ce qu’ils aiment, faire connaître à leurs clients leurs coups de cœur, leur esthétique, leurs découvertes.

D’abord, ils l’ont fait en lançant en 2000 une petite boutique rue Saint-Paul, Want Stil, où ils vendaient des produits scandinaves comme Acne Studios ou Filippa K., les premiers en Amérique du Nord à apporter ici ce style dont ils étaient tombés amoureux à la fin des années 90, en allant à Stockholm dans le cadre de leurs anciens emplois, notamment pour la marque Diesel.

Ensuite, pendant un certain temps, ils l’ont fait en distribuant ces marques partout au Canada, ce qui n’est pas rien, connaissant le succès de ces étiquettes depuis.

Depuis 2006, ils le font en développant leur propre marque de sacs et de chaussures Want Les Essentiels – vendue chez une centaine de détaillants comme Barney’s à New York ou Liberty à Londres –, des produits hyper minimalistes, sobres, de très belle qualité, mais pas aussi chers que les grandes griffes. Et ils le font en développant un réseau de boutiques, Want Apothicaire, dont la première a été fondée rue Sherbrooke Ouest en 2011, où absolument tout, vêtements, chaussures, sacs, produits pour le bain, accessoires, est méticuleusement trié – en anglais, on dirait curated – pour correspondre à leur idée de ce qui est beau et cool et accessible. Et on entend par là le chic simple, l’élégant sans fla-fla, l’anti-bling-bling. Chez eux, on trouve du Jil Sanders, pas du Gucci.

Et leur réseau grandit avec maintenant cette seconde boutique à New York pour épauler celle du West Village, consacrée uniquement à leur marque Les Essentiels. Une seconde à Toronto, en avril, dans Lawrence Park, quartier résidentiel cossu…

« On veut installer des boutiques dans des quartiers où il y a de la vraie vie. Le magasinage se rapproche de la maison, c’est une grande tendance. »

— Byron Peart

Et on veut, ajoute Dexter, que ces lieux deviennent plus que des lieux d’achat, mais bien des expériences de magasinage de calibre international dans une boutique bien ancrée dans sa communauté, indépendante, pas une succursale. « Il faut que ce soit vraiment local, authentique, que les gens se rappellent ton nom, dit Dexter. Des lieux où on se sent bien accueilli, où on se fait plaisir. »

« On aimerait devenir des boutiques destination comme Colette [à Paris], poursuit Byron, mais qui demeurent pertinentes pour les gens qui habitent à côté. »

Quelle sera la prochaine ville ? Tokyo demeure une destination privilégiée. « On a des fans dévoués là-bas depuis le début », dit Dexter.

Pour déployer ainsi leur nouvelle stratégie, les frères Peart comptent encore et toujours sur leurs deux partenaires d’affaires, Mark Wiltzer et Jacqueline Gelber, le couple derrière la société Mark Edwards, entreprise de production de vêtements qui chapeaute notamment la distribution de certaines marques. « Tu vois, la boutique James Perse, tout ça, c’est nous », disent les jumeaux, en parlant de la marque installée rue Sherbrooke, pas loin de Want. Souvent, en les écoutant parler, il n’est pas toujours simple de savoir qui fait quoi et qui a pensé à quoi ou lancé quoi entre ces quatre partenaires d’affaires qui travaillent en symbiose depuis tant d’années.

Want, d’ailleurs, est une entreprise à capital fermé dont les quatre sont propriétaires. Une entreprise qu’ils ont bâtie en réinvestissant leurs profits, petit à petit. Et qu’est-ce qui fait que leurs idées ont pu se déployer et que leurs projets ont marché ? « Je dirais notre expérience et la solidité de nos partenaires. »

Les frères Peart en cinq tendances

Les pays excentrés

En voyant venir de loin, dès la fin des années 90, comment l’esthétique scandinave, alors pas du tout dans la ligne de mire des gens de commerces au détail dans la mode, avait le potentiel de séduire la clientèle urbaine créative nord-américaine, ils ont pu mettre la main sur la distribution de marques qui ont cartonné après le début du millénaire, comme Acne Studio, les jeans Nudie, Filippa K… Ce sont eux aussi qui ont été les premiers à voir monter et à apporter ici la marque australienne Aesop, qui est maintenant déployée dans le monde entier.

L’anti-bling-bling

Oui, depuis le début du millénaire, les ventes de produits évoquant le glamour façon Michael Kors, Marc Jacob ou Tory Burch ont elles aussi connu une hausse spectaculaire, car ces marques ont su miser sur le créneau du marché niché à mi-chemin entre le pas du tout cher de la malmode et l’ultra-cher griffé. Mais il y a eu aussi, depuis près d’une dizaine d’années, un fort courant très sobre, rejetant les dogmes traditionnels de ce qui est seyant ou sexy, incarné parfaitement par la marque française Céline sous la gouverne de Phoebe Philo. Ce marché-là, les frères Peart l’ont eux aussi totalement investi avec leur marque de produits sans fioritures, où toute l’élégance est dans la qualité de la fabrication. Leur plus : une gamme de prix inférieurs d’environ 30 à 50 % aux prix extravagants des grandes griffes (dont Céline !).

Le magasinage de luxe tendance international dans les quartiers résidentiels

À Montréal, quand on parle de magasinage de grand luxe destiné notamment aux touristes, on pense généralement à Holt Renfrew, Ogilvy, ou peut-être Cahier d’exercices ou SSense dans le Vieux-Montréal. Les frères Peart, eux, renversent le concept en proposant de donner aux résidants de Montréal une expérience internationale, afin qu’ils aient le sentiment d’être dans une boutique qui pourrait être dans un quartier cool de New York ou de Londres tellement elle est belle et remplie de belles marques de partout sur la planète. Le fruit de leurs voyages – hors des sentiers battus – devient l’expérience apportée dans un tel commerce.

Le vintage

Les deux frères n’ont pas l’intention de vendre des produits d’occasion de luxe dans leurs boutiques, mais ils reconnaissent que c’est une tendance très actuelle. Des boutiques chics combinent leurs produits neufs avec des pièces de collection venues du passé et triées sur le volet. « Tout ça pour continuer cette quête de l’individualité, de la pièce unique », explique Byron. « Nous, ce qu’on espère, c’est que nos sacs deviendront des pièces vintage ! », ajoute Dexter.

La réplique à la fast fashion et à l’uniformisation se mobilise

Les géants à la Uniqlo ou Zara ne sont pas sur le point de fermer, mais la clientèle a un regard de plus en plus critique sur la mode industrielle à très bas prix. D’ailleurs, les grands sentent cette pression : H&M vient de lancer une opération de recyclage de vêtements. La réponse des frères Peart : pour leurs boutiques, de nouvelles marques créatives, indépendantes, différentes, qui occupent la place entre les très grands très chers, les marques hyper populaires peut-être moins chères, mais uniformisées et le fast fashion. Et pour leurs propres produits : des prix justes pour des chaussures ou des sacs faits pour durer.

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