Design industriel

Les trois ténors

Mario Gagnon, Michel Morelli et Michel Dallaire

Ils ont récemment laissé les rênes de leur bureau respectif. Mais ils n’ont pas cessé de travailler pour autant. Une rencontre en forme de bilan entre trois grands noms du design industriel québécois.

MARIO GAGNON

Mario Gagnon a fondé le bureau Alto Design en 1986. Après la vente de l’entreprise à ses collaborateurs Patrick Mainville, Richard Paré et Marc-André Coutu, en 2015, il est demeuré directeur stratégie.

Un projet : robinet Baril Design 

MICHEL MORELLI

Michel Morelli a fondé Morelli Designers en 1981. Il a vendu la firme à son collaborateur Johnathan Côté en décembre dernier. Il est resté en poste comme directeur au développement des affaires.

Un projet : thermopompe Nirvana 

MICHEL DALLAIRE

Michel Dallaire a fermé son bureau en 2014, après quelque 50 ans de pratique. Il est maintenant conseiller en design industriel à la firme d’architectes Provencher Roy.

Un projet : vélo BIXI

La rencontre

Trois ténors. Ou trois poids lourds. Ou trois maîtres, au choix.

Michel Dallaire a commencé sa carrière au milieu des années 60. Le flambeau olympique de 1976, le moniteur Angelcare, le vélo BIXI, c’est lui.

Michel Morelli a ouvert en 1981 le bureau réputé qui porte son nom. Sa firme a travaillé sur plusieurs projets ferroviaires, dont le train touristique Rocky Moutaineer et le système léger sur rail du Bay Aera Rapid Transit, dans la région de San Francisco.

Mario Gagnon a fondé Alto Design en 1986, devenue depuis la plus importante firme de consultants en design industriel du Québec, voire du Canada. Le secteur médical est une de ses spécialités, avec des appareils comme l’instrument de diagnostic moléculaire Revogene, pour Genepoc Diagnostics, ou des simulateurs chirurgicaux pour CAE Santé.

Plus de 125 ans d’expérience cumulée se réunissent dans l’atelier des étudiants de quatrième année, à l’École de design industriel de l’Université de Montréal.

Les trois designers y ont donné des cours ou des ateliers. Deux d’entre eux y ont étudié.

Ils se connaissent bien. Morelli et Gagnon ont tous les deux travaillé chez Dallaire avant d’ouvrir leur propre bureau.

Autour d’une des tables de travail de l’atelier, chacun installe sa personnalité. Dallaire, le coloré raconteur. Gagnon, le rassembleur volubile et passionné. Morelli, chaleureux et à l’écoute.

Les premières armes

La faculté d’aménagement occupe l’ancien couvent des Sœurs missionnaires, chemin de la Côte-Sainte-Catherine. Les locaux ne ressemblent plus à ceux que Morelli et Gagnon ont connu étudiants, à la fin des années 70. « Ils venaient d’ouvrir la chapelle, se rappelle Mario Gagnon. C’était la première fois qu’on y avait accès. Ça sentait l’encens ! »

L’ancien bâtiment s’est agrandi en 1998 d’une vaste aile vitrée, où sont logés les ateliers de création des étudiants. Les tables à dessin d’antan ont disparu. Les étudiants s’installent maintenant autour de grandes tables carrées, où ils font des croquis, assemblent des maquettes et, surtout, tripotent leurs ordinateurs portables. Leurs esquisses et leurs planches sont épinglées sur des panneaux mobiles.

« Vous avez tous les trois commencé vos carrières avec des crayons et des tables à dessin…

— Moi, la seule chose technologique que j’avais, c’est mon efface électrique », répond Dallaire, sous les éclats de rire de ses collègues.

Le petit appareil, tenu à la main, mettait en rotation une gomme à effacer cylindrique.

Le premier ordinateur

« Moi, quand j’ai travaillé avec Michel, j’étais sur la table à dessin, raconte Mario Gagnon. Ensuite, j’ai fondé Alto Design en 1986. Quelques mois après, j’ai acheté un premier ordinateur. Mais j’ai aussi engagé quelqu’un pour l’opérer, parce que je n’étais pas capable.

— Même chose chez moi, le relance Dallaire. Mon premier ordinateur, c’était un Silicon Graphic, un Personal Iris 25 : ça coûtait 23 000 $ pour l’ordinateur d’occasion, plus 26 000 $ pour le logiciel. Mon gérant de banque, M. McDougall, m’a dit : “C’est plus cher que votre maison ! Êtes-vous sûr ?” Je ne suis pas sûr, mais il faut que je fasse le saut ! »

Le plaisir du design

Dessin (carré) par ordinateur

Comme le rappelle Michel Morelli, c’est à cette époque, au début des années 80, qu’est apparu AutoCAD, le plus répandu des premiers logiciels de dessin assisté par ordinateur.

« C’était très carré », se remémore Mario Gagnon.

« Mais ça aidait grandement au niveau de la vitesse de réalisation », rétorque Michel Morelli.

L’évocation fait ressurgir un souvenir d’étudiant chez Michel Dallaire.

« J’avais un professeur de dessin technique à l’École des arts appliqués de Montréal, qui nous faisait dessiner des vis. Quand je suis arrivé à Stockholm et que je montrais mes dessins aux gars de la classe et aux profs, ils avaient des érections. Ils n’en revenaient pas. Je pensais qu’en Suède, tous les designers étaient d’une précision d’horloger. Mais pas du tout. Alors moi, j’arrive avec mes dessins de vis… »

Il a conservé la nostalgie des planches techniques tracées à la main.

« Quand l’informatique est arrivée, on ne savait plus qui avait fait le dessin. Il n’y avait aucune saveur, il n’y avait plus de présence sensuelle… »

À propos de dimensions

« Quand on a travaillé ensemble, Michel pouvait s’obstiner une demi-heure de temps sur un rayon, comme un sculpteur qui n’aime pas une courbure », relate Michel Morelli.

« La raison pour laquelle j’ai eu un tout petit bureau, répond Michel Dallaire, c’est que dans ma tête, il y avait deux façons de faire : la mienne, puis la mauvaise. »

Ses collègues s’esclaffent.

« Je n’aurais jamais été capable de supporter le stress de 25 ou 30 personnes », poursuit-il.

« Je n’ai jamais pensé à avoir cette structure-là », rétorque Morelli, dont le bureau compte près d’une dizaine de personnes. « Je voulais avoir les deux mains dans le design, comme toi, Michel. Mais si je me consacrais à un projet, il arrivait à terme, et je me retrouvais sans paye pendant trois mois avant d’en avoir un autre. Puis je me suis dit : j’ai un projet ? Parfait, je vais mettre quelqu’un dessus et je vais aller en chercher un autre. »

« Mais c’est plus payant d’avoir un gros bureau qu’un petit », relance Michel Dallaire.

« Ça n’a rien à voir, réplique Mario Gagnon. Ça n’a jamais été mon intention de devenir un grand bureau. Ça vient avec la demande. J’aurais été très heureux aussi avec un petit bureau. »

Évolution

Comment la pratique a-t-elle évolué, depuis leurs débuts ?

« À l’époque où on a ouvert nos bureaux, il n’y avait pas de designers industriels dans les entreprises manufacturières, ou à peu près pas, évoque Michel Morelli. De plus en plus, il y a eu des designers à l’interne. Il a fallu qu’on modifie le type de services qu’on pouvait offrir à ces entreprises. »

« On est un peu à l’origine de ça, souligne Mario Gagnon. Parce qu’on a été capables de donner un bon service, les entreprises se sont dit : on va s’engager un designer. Depuis les 10 ou 15 dernières années, 80 % des emplois sont dans l’entreprise manufacturière. »

En contrepartie, les consultants en design industriel peuvent être appelés à apporter un regard frais dans le processus de conception de ces entreprises.

« Aujourd’hui, je ne sais pas comment vont faire les jeunes qui veulent partir à leur compte, poursuit le fondateur d’Alto Design. Il n’y a plus de petits projets ! Les projets en design industriel sont devenus des projets importants, qui demandent une pluridisciplinarité, avec des cahiers des charges et des livrables, un échéancier. Ça prend une structure. »

Un projet significatif : Michel Morelli

Aménagement des voitures de la classe supérieure Gold Leaf, pour le train touristique Rocky Mountaineer

« C’est le numéro 1 mondial depuis plus de sept ans en trains touristiques, alors le défi étant encore plus grand, indique Michel Morelli. Les détails de finition étaient un des éléments très importants, car le voyage est très dispendieux et la clientèle est habituée à la grande classe. »

Jeunesse et avenir

Grandeurs et misères du design 3D

Les outils de modélisation en trois dimensions à l’écran, les imprimantes 3D et les logiciels de rendu ont révolutionné la conception de produits.

« On a vécu les grands changements des outils de design, commente Mario Gagnon. Avec ces logiciels-là, tu pouvais dessiner ce que tu voulais. Dans notre temps, pour avoir toutes ces formes et ces plans dans diverses directions, il fallait les sculpter. Aujourd’hui, tu es capable de les générer à l’écran. »

« Bien que tu aies des outils évolués, il reste que la base de la création, c’est l’idée, rappelle M. Dallaire. Un ordinateur, c’est comme une grosse machine à coudre. Elle fait toutes sortes de points, mais ça prend quand même quelqu’un qui fait un patron. »

L’écran présente en outre le risque d’une perte de contact avec le réel.

« Je le vois avec les étudiants, souligne Mario Gagnon. Je leur dis : faites-vous vite une maquette en 3D, parce que vous n’avez aucune notion de taille et d’échelle à l’écran. Quand tu mets l’objet devant toi, c’est trop gros, c’est trop petit, c’est trop épais. À l’écran, c’est hyper trompeur. »

La curiosité, outil du designer

« À l’époque, sans parler de maître à penser ou d’idole, l’histoire du design était très présente, pour moi, relate Michel Morelli. Mais quand tu parles aux jeunes de gens comme Joe Colombo, ils n’ont aucune espèce d’idée de qui il s’agit. »

Non, ce n’était pas un policier futé engoncé dans un imperméable chiffonné. Joe Colombo a été un des maîtres du design italien des années 60.

« Je dis toujours à mes étudiants qu’ils doivent développer ce que j’appelle la culture du design, renchérit Mario Gagnon. Avant de vous mettre à dessiner, il faut que vous compreniez ce qui a été fait avant. »

« C’est le moteur même de ce qu’on est comme designer industriel, confirme M. Morelli. Si tu n’es pas curieux, oublie ça. »

L’avenir

Mais comme toujours, malgré le regard critique de leurs aînés, les jeunes prennent le relais, à leur façon.

Est-ce que l’avenir du design industriel au Québec se présente bien ?

« Bien sûr ! », répondent en chœur les trois ténors.

« Il est en mouvance, indique Mario Gagnon. Il se crée des opportunités. Nous, par exemple, on développe beaucoup du côté UX-UI. »

Dans le domaine des applications, ces codes pour initiés désignent l’expérience utilisateur et l’interface utilisateur.

« Par exemple, on fait un projet sur des équipements de production. On refait toute la hiérarchie des menus à l’écran. Quand un superviseur, un opérateur ou un réparateur intervient, il faut que ça soit facile à comprendre. C’est toute l’ergonomie cognitive liée à l’interface avec l’usager. En design industriel, on se dirige vraiment vers l’expérience. »

Chez Morelli, l’offre de service se déploie du côté du conseil en stratégie d’innovation.

« On reçoit des cahiers des charges qui sont souvent mal définis, mal montés. On s’est dit qu’on devrait essayer, au niveau stratégique, de les aider à se positionner dans le marché. »

Un projet significatif : Mario Gagnon

Trophée de l’évènement Facteur D de Mission Design. Les six cubes représentent les six disciplines du design et de l’architecture.

« Je l’ai créé avec en tête ma vision de la pluridisciplinarité et du respect des diverses professions du design », explique Mario Gagnon, qui a été président de l’Association des designers industriels du Québec de 2008 à 2014.

Transmission du témoin

L’aiguillage de Morelli

En décembre dernier, Michel Morelli a vendu le bureau qu’il avait fondé en 1981 à son collègue designer Johnathan Côté.

« Depuis plusieurs années, j’essayais de trouver quelqu’un dans mon équipe qui aurait pu prendre la gestion des opérations, et il n’y avait personne. Tout le monde voulait être un designer. »

Johnathan Côté avait pour la première fois montré de l’intérêt pour la gestion avec un projet de train touristique dans Charlevoix.

« Il s’est décidé au mois de juillet dernier, et ça s’est signé en décembre. »

La fille de Mario Gagnon

« En fait, le transfert d’entreprise, ça se fait quand tu trouves quelqu’un, commente Mario Gagnon. Tu as beau vouloir, si tu n’as pas le bon candidat, si tu n’as pas confiance… Parce que c’est ton bébé. Moi, je dis toujours qu’Alto, c’est la fille que je n’ai jamais eue. »

Il a eu deux garçons, ce qui n’est pas mal non plus.

Il a trouvé les bons candidats en ses collaborateurs, le designer Patrick Mainville et les ingénieurs Richard Paré et Marc-André Coutu.

Il leur a cédé l’entreprise en 2015.

« Je me suis toujours dit que de mon vivant, je ne voulais pas voir mon bureau décliner. Là, ils arrivent avec une structure de développement de produit, c’est géré à la coche. Le design est rendu là. »

Âgé de 65 ans, Mario Gagnon est demeuré en poste chez Alto Design comme directeur stratégie.

Dallaire ferme

« Moi, ça ne m’est jamais passé par la tête de vendre mon bureau, s’exclame Michel Dallaire. Jamais. Parce que ça ne valait rien si je n’étais pas là. Je signais mes projets. »

Il l’a discrètement fermé en juin 2014, peu de temps avant son 72e anniversaire.

« Je suis allé à mon chalet, je me suis assis et j’ai regardé dehors pendant quatre mois. Puis je me suis dis : “Crisse, je suis encore en santé !” »

À la suggestion de Claude Provencher, il a repris du service comme conseiller en design industriel chez les architectes Provencher Roy.

« Ça m’a remis en activité. Et là, je songe à aller dans mon atelier, et à essayer de faire des projets. Mais ce n’est pas facile de se motiver. Il y a l’âge, aussi. À certains moments, j’ai des élans, je me mets à sketcher, et après la première bouteille de vin, ça ne me tente plus. »

Éclat de rire général.

Le passage

« Je suis très fier d’avoir réussi à transmettre mon entreprise, confie Mario Gagnon. Ça ne s’était presque jamais fait en design industriel. C’était hyper important pour moi. C’est une partie de ma réussite.

— Oui, parce qu’il y a une grande tristesse, pour moi, à penser que demain matin, je pourrais fermer, confirme Morelli. Toutes ces petites bouches-là, comme je les appelle, elles s’en vont où ? La réussite de cette entreprise-là, ce n’est pas Michel Morelli nécessairement, c’est l’équipe.

— Tu continues à travailler ? lui demande Dallaire.

— Ah oui, je suis encore là pour plusieurs années, répond l’homme de 63 ans. C’est juste un passage de pouvoir. »

Il se lève pour partir. Le boulot l’appelle.

« On s’organisera un lunch, les gars ! »

Les créateurs ne prennent pas de retraite.

Un projet significatif : Michel Dallaire

Cafetière, théière et crémier pour la classe Affaires d’Air Canada, 2003.

« C’est mon projet le plus fantaisiste », commente Dallaire. Il se corrige : « Le plus poétique. »

Avec la silhouette de passereau, il voulait « donner un sourire aux passagers d’Air Canada ».

« Air Canada était une compagnie d’État, ou presque, et elle avait besoin d’un peu de poésie. Une cafetière volante, un oiseau, ajoutait à son vocabulaire. »

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