Chronique 

Des traces de Roger D’Astous

Des traces, Roger D’Astous en a laissé partout à Montréal : traces de son esprit moderne et moderniste, incrustées dans le bois, le béton, l’ardoise et le verre, et déposées ici et là dans la ville où il a vécu et où il est mort en 1998.

Roger qui, me demanderez-vous ?

Roger D’Astous le premier « starchitecte » québécois, figure emblématique de l’architecture des années 60, tombé depuis dans l’oubli.

Qui, en effet, se souvient que c’est Roger D’Astous qui a dessiné le Château Champlain et ses magnifiques vitres bombées ? Qu’il était l’architecte (avec Luc Durand) des pyramides du Village olympique ? Qu’il a dessiné et conçu à Montréal les églises les plus flyées de la ville ? Qui sait que cette magnifique cage de bois et de verre où évoluent Chantal Renaud et Danielle Ouimet dans le film L’initiation, de Denis Héroux, avait été conçue par Roger D’Astous ? Ne levez pas la main, vous êtes trop peu nombreux dans ce Québec dont la devise ne devrait pas être « Je me souviens », mais « Je m’empresse d’oublier ».

Heureusement que des gens de la nouvelle génération comme le documentariste et photographe Étienne Desrosiers entreprennent parfois de remédier à notre alzheimer collectif. Avant de réaliser ce documentaire tout simplement intitulé Roger D’Astous, Étienne Desrosiers ignorait lui aussi l’existence de l’architecte. C’est en faisant une recherche sur les églises modernes de Montréal qu’il a découvert l’œuvre de cet homme rebelle, fantasque et flamboyant, émule et élève du grand Frank Lloyd Wright auprès duquel il a étudié pendant un an en 1952.

Anecdote amusante à ce sujet : à la fin de son stage, Wright aurait invité D’Astous à rester travailler avec lui. Mais D’Astous déclina l’offre en déclarant : non merci, je dois retourner chez moi et construire le Québec.

Un défricheur

C’était au milieu des années 50. La grande noirceur n’était pas tout à fait terminée. À l’époque, l’architecture était le cadet des soucis de la société québécoise, et la plupart du temps, ses architectes étaient confinés, pour ne pas dire condamnés, au réseau des églises. Ce fut le cas pour D’Astous au retour des États-Unis, mais au lieu de suivre bêtement le modèle classique et traditionnel, D’Astous en profita pour réinventer l’église catholique québécoise en modifiant outrageusement ses formes et en se servant de tous ses interstices pour y faire entrer la lumière. 

Les églises de D’Astous étaient non seulement révolutionnaires, mais encore carrément choquantes au regard de ceux qui tenaient à maintenir les traditions. Pourtant, elles préfigurent en quelque sorte la Révolution tranquille et l’avènement d’un Québec moderne, créatif, qui n’a pas peur de sortir des sentiers battus.

C’est ce qu’on apprend dans cet excellent documentaire qui est aussi une belle leçon d’histoire. On y découvre également par la bande que les architectes d’aujourd’hui, y compris le très talentueux Pierre Thibault, n’ont rien inventé. Roger D’Astous était là avant pour ouvrir le chemin et défricher les esprits.

Quant au Québec de ces années-là dont D’Astous était un pur produit, c’était une société autrement plus stimulante, inventive, décomplexée, libérée des conventions, qui n’avait pas peur de son ombre ni de faire des gestes hors normes, à tous points de vue d’ailleurs.

À ce sujet, Roger D’Astous n’était pas seulement un créateur inventif à l’imagination foisonnante, c’était aussi l’homme des grandes fêtes et des grandes beuveries.

Dans quelques scènes tirées de ses archives filmées personnelles, le spectateur est entraîné dans une sorte de bacchanale au milieu du vaste jardin de sa maison du chemin de la Côte-Sainte-Catherine où l’alcool et les rires coulent à flots. On y reconnaît les peintres Marcelle Ferron et Jean-Paul Mousseau et même une jeune Francine Grimaldi, cheveux jusqu’aux fesses, dansant en bikini au bord de la piscine.

Période sombre

Roger D’Astous, à n’en point douter, a bien vécu. Mais il a aussi connu quelques revers, notamment lors du scandale financier du Village olympique qui le fit tomber en disgrâce, pendant les cinq longues années qu’a duré l’enquête publique sur les dépassements de coûts des Jeux.

Le film évoque brièvement cette période sombre : les contrats et l’argent qui ne rentrent plus, forçant D’Astous à quitter sa superbe maison à Outremont pour aller vivre dans un petit appartement à Laval.

Un oubli majeur dans le documentaire demeure, à mes yeux, l’absence de référence à la Baie des Anges, ce projet immobilier pyramidal, lancé en 1968 sur le littoral entre Nice et Cannes, et qui ressemble à s’y méprendre au Village olympique.

La petite histoire veut que le maire Drapeau ait montré à D’Astous et à Luc Durand un magazine Paris Match avec des photos du projet de la Baie des Anges en leur disant que c’était ce qu’il voulait pour le Village olympique.

Étienne Desrosiers n’a pas cru bon d’inclure cette histoire, sous prétexte que les architectes ont interprété la commande à leur manière et d’autant que, des années plus tôt, Luc Durand avait conçu un projet hôtelier à Agra en forme de pyramide. N’empêche : la référence était importante, et il aurait été fort intéressant d’entendre les explications de Luc Durand à ce sujet.

Pour le reste, on regarde ce documentaire fascinant en regrettant à la fois de n’avoir pas connu Roger D’Astous, mais aussi de ne plus vivre comme on vivait à cette époque. L’homme est mort, l’époque a changé, mais heureusement, ses traces architecturales demeurent.

Roger D’Astous prend l’affiche aujourd’hui 

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