Opinion Sylvain Charlebois

Quand nos épiciers jouent aux météorologues

Nous aimons tous chasser les aubaines. Une hausse soudaine des prix des aliments soulève à coup sûr l’ire des consommateurs, qui accusent souvent les supermarchés d’être de vilains profiteurs… à tort, dans la plupart des cas.

Depuis l’incident du chou-fleur et la fixation des prix du pain, la communication des épiciers avec le public a complètement changé. 

Commençons par le chou-fleur. Cette histoire de prix exorbitant a fait le tour du pays en un rien de temps il y a deux ans, frappant l’imaginaire. Les consommateurs offusqués ont pris d’assaut les réseaux sociaux pour critiquer la stratégie des détaillants, perçue à l’époque comme abusive.

Pendant quelques semaines, le prix de la tête de chou-fleur oscillait entre 8 et 9 $ l’unité, en hiver, un peu partout au pays. Les réactions virulentes ont fusé de toutes parts. Le mal-aimé du comptoir des fruits et légumes est devenu tout à coup la vedette de l’heure. Les détaillants ont bien tenté d’expliquer et de justifier les hausses de prix pendant plusieurs semaines, en vain.

Leur manque de crédibilité aux yeux des consommateurs a sonné l’alarme pour l’industrie. Si les prix augmentent, il y a anguille sous roche. 

Ensuite, le pain a fait parler de lui. Disons que le scandale des prix du pain, au mois de décembre dernier, n’a pas aidé la cause des détaillants. Même si une seule franchise a avoué son tort jusqu’à maintenant, l’ensemble de l’industrie écope. Les détaillants savent que leur stratégie de prix se fait plus que jamais scruter à la loupe. 

Depuis le scandale du pain, les dirigeants des grands distributeurs alimentaires s’efforcent de nous avertir à l’avance des hausses de prix. À neuf reprises depuis le début de l’année, les dirigeants ont annoncé des hausses probables la journée même de la publication de leurs résultats financiers. Des hausses dues à des facteurs incontrôlables comme l’augmentation du salaire minimum et des tarifs douaniers ou même la fluctuation du dollar canadien. 

Les trois grands de l’alimentation (Loblaw, Sobeys et Metro) ont réagi pas plus tard que la semaine dernière. L’objectif recherché est certainement de gérer les attentes et de tuer la grogne dans l’œuf. Malgré les scandales du passé, les dirigeants des grandes enseignes se positionnent comme anges gardiens des consommateurs. Malgré un taux d’augmentation modeste de 1,6 % au mois d’août, tout porte à croire que l’inflation alimentaire augmentera au cours des prochains mois. Il sera intéressant de voir si cette tactique fonctionne. 

Des consommateurs gâtés

Les épiciers choisissent cette pratique parce qu’ils n’ont pas le choix. Nous sommes des consommateurs archigâtés, avouons-le. Les consommateurs s’attendent à ce que leurs aliments coûtent cher, mais en comparaison avec d’autres pays, ils se rendent bien compte que le panier d’épicerie demeure extrêmement abordable. La famille canadienne moyenne aura dépensé en 2018 environ 11 900 $ pour se nourrir, à la maison et au restaurant. Ce qui représente presque 2,5 % de plus que l’an dernier, une augmentation très importante pour certaines familles.

L’insécurité alimentaire demeure un phénomène complexe, mais pour la majorité d’entre nous, c’est très relatif. Le ménage canadien moyen consacre 9,1 % de son budget à l’alimentation, tandis qu’en Europe, ce taux excède souvent 18 %, voire 20 %. Dans certains cas, en Asie et au Moyen-Orient, on dépasse même ces chiffres. 

Le pourcentage canadien demeure l’un des moins élevés du monde. D’ailleurs, le taux le plus bas se trouve aux États-Unis, à 6,4 %. Puisque de nombreux Québécois et Canadiens visitent régulièrement les États-Unis, le comparatif s’établit aisément, mais de manière injuste. Sa population plus nombreuse et ses coûts de distribution beaucoup moins élevés encouragent le marché américain à réagir différemment. De plus, la valorisation de l’alimentation, chez nos voisins du Sud, se compare difficilement à la nôtre. Ceux qui aiment bien manger et qui séjournent quelque temps aux États-Unis s’en rendent compte. Mais la réalité nous ramène ailleurs. 

Se nourrir constitue un besoin essentiel, un droit, et nous consacrons beaucoup de temps à planifier nos emplettes. Faire l’épicerie constitue l’une des tâches les plus détestées des Canadiens, selon un récent sondage.

Les détaillants ont donc accepté le fait que les Canadiens croiront toujours que leur panier d’épicerie coûte trop cher. Au lieu de gérer à reculons une campagne médiatique choc, ils se comportent désormais comme les porteurs de mauvaises nouvelles. 

Pourquoi pas ? Les détaillants jouent aux météorologues qui annoncent l’arrivée possible d’un ouragan, en souhaitant que la tempête s’estompe avant d’arriver sur les côtes. Cela dit, informer le public à l’avance ne donne pas le droit d’augmenter les prix de façon déraisonnable et irresponsable. Un taux d’inflation alimentaire de 2 à 3 %, similaire au taux d’inflation générale, semble tout à fait justifié.

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