Histoires d’îles

Le garde-manger de Mingan

Juste en face de la petite communauté d’Ekuanitshit (Mingan), sur la Côte-Nord, se trouvent ses garde-mangers : les îles qui baignent dans les eaux du Saint-Laurent devant le village fournissent viande, poisson, œufs et petits fruits aux Innus du coin depuis toujours. Y faire son marché demande davantage d’efforts que d’aller à l’épicerie du village, mais l’expérience est incomparable.

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À la chasse au canard de mer

Il est 4 h, au début du mois de juin. On grelotte sur le quai d’Ekuanitshit. Quelques crabiers sont stationnés. David Basile et son ami Germain Louis mettent leur bateau à l’eau pour atteindre les îles dispersées en face du village, comme le font les membres de cette communauté depuis des siècles. En 2018, c’est toutefois avec un rutilant pick-up que les deux hommes traînent l’embarcation jusque dans l’eau salée du golfe du Saint-Laurent. Direction : l’île du Havre de Mingan, Ekuanitshiu-minishtikut en innu. Juste en face.

Les deux hommes placent des canards de plastique lestés de plombs dans l’eau. C’est qu’aujourd’hui, ils vont chasser l’eider et la macreuse, de gros canards de mer. « Souvent, ma femme vient avec moi pour récolter les œufs », explique M. Basile. Et plus tard en été, « les familles vont venir pour cueillir des petits fruits ». Mais pour l’instant, les œufs sont trop avancés et les baies, pas encore mûres. Les oiseaux dodus n’ont qu’à bien se tenir. « La plupart des hommes dans la communauté chassent, continue M. Basile. Ils travaillent, mais dès qu’ils ont un peu de temps… » Les enfants ont congé d’école certains vendredis de l’automne et du printemps afin de faciliter leur participation à la chasse.

David Basile surveille les volées de canards. Avec confiance et calme, il prédit leur mouvement : d’abord vers l’est en longeant la côte, puis vers l’ouest en s’approchant de l’île… et des chasseurs dissimulés dans les rochers. « Ils s’en reviennent », assure-t-il quelques secondes avant que deux fusils sortent de la cache et ouvrent le feu.

« POW POW POW POW » Les deux hommes semblent se partager instinctivement les oiseaux bluffés qui s’approchaient de leurs congénères de plastique, croyant avoir trouvé un endroit propice à l’amerrissage. Un vent léger souffle sur l’île et chasse l’odeur de poudre rapidement. Ici, l’eau est trop froide et trop agitée pour faire appel à un chien : c’est Germain Louis et David Basile qui retournent à l’eau avec leur chaloupe à moteur pour récupérer les prises.

Au loin, on entend parfois des voitures qui filent sur la route 138. Germain Louis, taiseux, s’allume une cigarette en attendant une autre volée. David Basile, qui possède sa propre entreprise dans le domaine de l’environnement, et lui ne chassent pas seulement le canard : l’été, c’est la saison du loup atlantique (ou loup marin), l’automne, celle du gibier, et l’hiver, celle du caribou et du trappage. « On prend de tout : du castor, de la martre. Mais le prix pour les animaux à fourrure n’est pas très bon », déplore M. Basile.

L’île est un garde-manger pour la communauté, mais peut aussi être un lieu de désastre. Comme un aide-mémoire constant, les deux chasseurs utilisent une cache située tout près d’une croix blanche érigée pour Jean-François Shecapio, un chasseur mort il y a quelques années dans un accident de chasse. « Il y a aussi eu des noyades », dit David Basile.

« On va plumer ça en famille », se félicite David Basile. Déjà, quand le bruit s’est répandu au village qu’il allait chasser (l’homme utilise le mot « abattre »), les coups de téléphone ont plu. « Garde-moi un canard, garde-moi deux canards », relate le chasseur. Puis, les coups de feu à distance d’oreille du village auront fait le reste : tout le monde sait maintenant que des hommes ont chassé ce matin et qu’ils auront peut-être la chance de goûter à la chair brune d’une macreuse ou d’un eider.

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Quand la diététique préconise la viande rouge

Diminuez votre consommation de viande, surtout de viande rouge, et privilégiez les légumes certifiés biologiques : si les Canadiens se font marteler des messages de ce type jour après jour, il n’en va pas de même pour les Premières Nations.

Depuis plusieurs années, les scientifiques suggèrent aux autochtones et aux Inuits du Canada de privilégier la nourriture traditionnelle, quitte à y inclure une grande quantité de viande issue de la chasse. Une idée qui peut paraître contre-intuitive, mais qui doit être considérée de façon globale, selon Elisa Levi, une diététiste de la nation Anishinaabe qui donne un cours sur le sujet à l’Université Ryerson de Toronto.

« La transition nutritionnelle des Premières Nations [vers la nourriture transformée] a eu des impacts négatifs sur leur santé, a-t-elle expliqué. À mon avis, toutes les communautés devraient tenter d’augmenter la proportion de leur alimentation issue du territoire. »

Ce n’est pas seulement de la chasse qu’il est question, a-t-elle souligné : selon les saisons, il peut s’agir de pêche, de récolte d’œufs ou de cueillette de fruits. Mais la chasse est souvent un élément incontournable.

Et en plus de la nutrition au sens strict, « il y a d’autres effets positifs à la chasse : c’est une expérience qui se produit sur le territoire, une expérience physique, une expérience spirituelle. Les bénéfices dépassent la santé diététique. C’est global », a continué Mme Levi, qui préconise le « rétablissement des liens avec l’alimentation traditionnelle ». Selon elle, les effets de la chasse sont positifs à la fois pour ceux qui la font et ceux qui en mangent le fruit.

Des obstacles existent toutefois pour plusieurs communautés autochtones : les réserves ne se trouvent pas toujours à proximité des territoires de chasse et la contamination de certaines espèces rend leur consommation dangereuse.

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