Chronique

Pas crédible, mais juge quand même

Le juge a été déclaré malhonnête par un comité, mais il n’est pas assez croche pour perdre son job.

Voilà le résultat franchement absurde de l’interminable processus déontologique canadien dans le dossier de Michel Girouard.

Le Conseil de la magistrature a en effet mis de côté hier la conclusion de son comité d’enquête, qui recommandait de faire « révoquer » le juge Girouard par le Parlement.

Bref rappel. Michel Girouard était avocat à Rouyn-Noranda. Il a été nommé à la Cour supérieure du Québec en 2010 par le gouvernement fédéral. Deux ans plus tard, un trafiquant de drogue et ex-client du juge dit à la Sûreté du Québec qu’il le payait avec de la cocaïne, 20 ans plus tôt. Ce témoin « repenti » dit même que Michel Girouard a dissimulé une serre de pot dans son sous-sol au profit d’une organisation criminelle en Abitibi. On a en plus trouvé des images de surveillance captées en septembre 2010 dans le magasin de location de vidéos d’un trafiquant de drogue où Michel Girouard échange de l’argent contre « quelque chose » qu’il met dans sa poche.

Dès que l’information a été connue, le juge en chef de l’époque, François Rolland, a porté plainte contre le juge Girouard, qui n’a pas siégé depuis trois ans et demi. Quand une plainte est suffisamment sérieuse, le Conseil de la magistrature forme un « comité d’enquête ». Une « enquête » publique a lieu, où l’on expose la preuve contre le magistrat. Si l’on constate un manquement déontologique, le comité recommande alors un blâme ou, dans les cas les plus graves, la destitution.

Le comité de trois personnes (deux juges et un avocat) a rendu son rapport en novembre dernier. Les trois membres ont conclu qu’il n’y avait pas assez de preuves pour conclure que Michel Girouard avait acheté de la drogue ou en avait même consommé. Mais deux sur trois ont estimé que le juge leur avait menti. Il « n’a pas été transparent, honnête et intègre devant le comité », écrivait la majorité ; il a « délibérément essayé d’induire le Comité en erreur en dissimulant la vérité ». Ces membres majoritaires ont relevé « six (6) contradictions, incohérences et invraisemblances » dans son témoignage.

En conséquence, cet homme ne devrait plus être juge, car le public ne peut plus avoir confiance en sa probité, concluaient les deux membres majoritaires.

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Ce n’était pas la fin de l’histoire, comme on voit. La loi prévoit en effet que les conclusions des comités d’enquête doivent être approuvées par le Conseil de la magistrature lui-même avant d’être soumises à la ministre de la Justice. Les 18 membres du Conseil (juges en chef de cours de compétence provinciale, sauf du Québec) ont donc conclu hier que la preuve ne justifiait pas la destitution.

La question soulevée n’est pas mauvaise : comment peut-on rejeter toutes les allégations déposées contre le juge… et demander sa destitution pour autre chose ?

Autrement dit : le juge s’est défendu de toutes les accusations avec succès ; il n’a pas été avisé des « préoccupations » du comité quant à son honnêteté. Il n’a donc pas pu y répondre. C’est comme si on l’avait blanchi sur toute la ligne, mais qu’on avait créé de toutes pièces une nouvelle infraction sans le lui dire. Étant donné les conséquences – la peine capitale professionnelle, en fait – il y a là un procédé injuste, disent les 18 juges du Conseil.

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C’est vrai qu’il y avait une faille logique dans la décision de la majorité. Si l’on conclut que le juge a menti ou s’est contredit sur des faits essentiels, pourquoi l’a-t-on absous ? Le délateur, un criminel endurci comme on dit, a été jugé non crédible. Il y avait tout de même une vidéo montrant Michel Girouard dans l’arrière-boutique d’un trafiquant de drogue en train de dissimuler des billets sur le bureau du trafiquant ; celui-ci lui remettait ce qui ressemblait à un petit sac de coke. Le juge a prétendu que c’était un papier. Il s’est emmêlé dans ses explications. Et le comité a estimé qu’il a menti.

Les explications du juge étaient franchement gênantes. Il disait que l’argent donné au trafiquant était pour payer des films pour adultes, raison pour laquelle il préférait ne pas payer dans le commerce. Pourquoi cacher les billets ? Pour ne pas qu’ils s’égarent. Gentille attention ! Quant à ce qu’il a mis dans sa poche, ce n’était pas de cocaïne, c’était « un papier »… qu’il n’a pas regardé… mais qui contenait des informations importantes. Il a changé de version sur ce qu’il y avait dessus.

Ce ne serait pas assez pour être condamné dans un procès criminel, où la preuve hors de tout doute raisonnable est requise. Mais dans une enquête déontologique, n’est-ce pas une évidente indication d’une conscience coupable ?

Le hic, c’est que les juges majoritaires l’ont acquitté de ce qu’on lui reprochait pour le condamner d’une accusation supplémentaire de malhonnêteté. Devant cette conclusion incohérente, le Conseil de la magistrature a tranché pour la clémence.

Ça se défend parfaitement sur le plan des principes, évidemment. Il n’en reste pas moins qu’en lisant la longue décision de novembre de ceux qui ont entendu les témoins, je ne peux que leur donner raison sur le fond : après ce qu’il a raconté, Michel Girouard n’a plus la crédibilité requise pour occuper sa fonction utilement.

En passant, si le problème est qu’il n’a pas pu se défendre, pourquoi ne pas former un nouveau comité, pour qu’il se défende contre cette « nouvelle » accusation ?

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On voit aussi comment ce processus déontologique aux délais incontrôlés, à étapes multiples, surprotège le juge, défendu sans limites aux frais de l’État – y compris pour les attaques constitutionnelles, etc. N’ai-je pas lu mille fois que le juge, vu l’importance de ses fonctions, mais aussi vu la protection constitutionnelle dont il jouit (et tant mieux, d’ailleurs), doit être au-dessus de tout soupçon ? Exemplaire éthiquement ? Et ensuite on nous arrive avec ça ?

Ah, bien sûr, on se retrouve avec une décision de principe tout à fait présentable. Elle n’en laisse pas moins une sorte de profond dégout.

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