chronique

Plus que « juste un autre livre » sur Trump

C’était couru. Trois heures après la parution des extraits assassins du livre de Bob Woodward sur la présidence Trump, la Maison-Blanche rejetait l’ouvrage comme un tissu de mensonges disséminés par d’ex-employés frustrés.

Encore juste un autre livre « dévastateur » sur Donald Trump…

Et pourtant, non. Ce livre n’émane pas d’une ancienne collaboratrice qui a joué le jeu pour découvrir deux ans en retard qu’elle avait affaire à un misogyne et à un raciste. Ce n’est pas non plus la simple description d’un être narcissique aux habitudes de vie étranges et au tempérament déréglé.

C’est la chronique d’une présidence inopérante, détournée même, où tout le monde doit trouver des moyens de contourner les ordres aberrants du patron. 

Au-delà des anecdotes loufoques, ce dont il s’agit, c’est la façon dont sont prises (ou pas) les décisions les plus cruciales de la première puissance militaire et économique mondiale.

Et comme elle émane d’une légende du journalisme américain, qui ne travaille pas en cowboy mais très méthodiquement, sa crédibilité est supérieure.

Sans doute que cet « autre livre » ne fera pas vaciller cette fameuse « base » sur laquelle Trump est censé être installé. Mais tout le monde le moindrement raisonnable sera obligé d’examiner ce qui est avancé dans ces pages.

Et surtout, les détails sont trop nombreux, trop précis, pour que Trump lui-même ne soit pas obligé de convoquer tous ses plus proches collaborateurs.

Est-ce vrai, John Kelly, vous le directeur de cabinet, que vous avez traité Trump d’idiot à qui il est inutile de tenter d’expliquer quoi que ce soit ? Qu’on est à la Maison-Blanche comme au village des fous ? Est-ce vrai que Trump a dit de son secrétaire au Commerce, Wilbur Ross, qu’il avait atteint sa date de péremption à 80 ans et qu’il ne le laisserait plus négocier quoi que ce soit ? Est-ce vrai qu’il se moque de l’accent de son procureur général Jeff Sessions, qu’il traite de déficient intellectuel ?

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Si des millions de vies n’étaient pas en jeu, ce serait à pouffer de rire, cette histoire. Un des seuls moyens d’éviter des catastrophes et des crises internationales est souvent de voler des documents sur le bureau de Donald Trump avant qu’il ne les signe.

En fait, après la lecture des extraits de Fear dans le Washington Post hier, je ne savais plus si les collaborateurs de Trump sont des complices de cette présidence erratique et vaguement criminelle ou des gens qui ont tout de même le mérite de ne pas abandonner le navire, de peur que le pays ne s’échoue avec son capitaine.

Ce qui ressort de tout ça, c’est qu’à peu près personne, même dans le cercle le plus serré du pouvoir, ne prend au sérieux le président, et qu’on s’ingénie à contourner ses volontés pour éviter plus de crises. Si la moitié de ce que vient d’écrire Woodward est vrai, Trump est parano et néanmoins sincèrement détesté de son entourage.

Le plus proche conseiller économique de Trump, Gary Cohn, aurait volé par deux fois une lettre mettant fin à un accord commercial avant que le président ne la signe. 

La première concernait une entente avec la Corée du Sud. Pour des raisons de sécurité nationale, il n’était pas question de mettre fin à cette entente, et Cohn a lui-même subtilisé le document sur le pupitre de Trump dans le bureau Ovale !

Le plus absurde de l’affaire est que Trump ne s’en est même pas rendu compte…

La deuxième concerne le Canada. Une lettre d’intention de mettre fin à l’ALENA avait été préparée par un adjoint à la demande de Trump. L’adjoint s’en était ouvert à Cohn, inquiet des conséquences économiques et internationales d’un geste aussi radical.

« Je vais empêcher ça, je vais prendre la feuille sur son bureau », lui a répondu Cohn.

Faut le faire ! C’est quoi le truc ? On allume la télé derrière le président et on fouille dans ses affaires ? On lance un caillou dans la fenêtre pour le distraire ?

Et le gars oublie qu’il devait signer la lettre qu’il avait lui-même demandée…

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À la Justice, au Commerce et surtout à la Défense, tous les hauts dirigeants résistent aux ordres impulsifs, inconséquents et dangereux du patron.

C’est à se demander ce qui se passerait s’ils étaient remplacés par des gens qui répondent vraiment aux ordres.

Dans un extrait, on lit que le ministre de la Défense Jim Mattis, qui n’est pas exactement une colombe, a contourné un ordre d’assassiner Bachar al-Assad et de faire plusieurs victimes après l’utilisation d’armes chimiques par le régime syrien.

Etc., etc., etc.

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Il a beau rejeter tout ça en bloc, Trump, déjà parano, sera bien obligé de se demander d’où sont venus les coups. À qui peut-il faire confiance ? À personne, en vérité. Alors, à la différence des autres livres (n’oublions pas que Bannon a dû partir après Fire and Fury, tout de même), celui-là agira comme un poison beaucoup plus fort. Il y aura des questions, des doutes, sûrement des règlements de comptes. Comment John Kelly peut-il y survivre ? Comment Trump peut-il encore faire confiance à tous ces « traîtres » ?

Non, vraiment, ce livre promet de n’être pas comme les autres. Pas dans l’opinion publique. Cette fois, la bombe est dans le bureau de Trump lui-même.

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