Quatre témoignages de profs décrocheurs

ELSA VILARHINO

Elle est partie à 31 ans, après neuf ans au primaire. Permanente, temps plein. Elle est partie pour aller… en pub ! « J’étais pourtant totalement dévouée à ces enfants de 10-12 ans, moi qui ai un cœur d’enfant gros comme la Terre. Je n’en pouvais plus des intégrations sans support (trouble de comportement, troubles d’apprentissage graves, classes trop grandes), d’être payée le même salaire que des collègues qui s’en tenaient au même foutu plan de cours, pareil, tous les ans. Je n’en pouvais plus du syndicat qui met la barre à un niveau si bas. J’avais envie d’un métier qui me demande de ME dépasser. »

SÉBASTIEN RODRIGUE-PRIVÉ

Il a abandonné après trois ans. Motifs : « Absence de soutien des parents et de la direction, mais surtout des pairs. Les profs travaillent chacun dans leurs trous, isolés. » Il ne s’ennuie pas des relations brutales de l’école, la brutalité des élèves entre eux, envers les profs. Il ne s’ennuie pas non plus de la précarité qui est celle du jeune prof à contrat. « Quand j’ai quitté, j’ai fait l’armée, entraînement à Shilo, Manitoba. Nuits de trois, quatre heures de sommeil ; journées à 35 degrés, avec un équipement antiradiation sur le dos. Après trois ans en classe, c’était le paradis. Je niaise même pas. »

ANNE-MARIE BARRETTE

Elle enseignait dans une polyvalente de Lanaudière. « Ma décision a été prise en pleine classe, au retour d’un dîner. Mes 36 élèves m’étouffaient tout à coup. » Pourquoi ? « Par écœurement, autant au sens propre que figuré. » Jamais d’argent pour rien, ni pour des romans ni pour des services professionnels pour les élèves. L’argent : si mal géré, dit-elle, à l’école. Sa classe : pas de fenêtres, des élèves aphasiques, d’autres à problèmes d’apprentissage ou de comportement. « Je me suis lancée dans un autre projet, j’ai démissionné. Pendant deux ans, j’ai eu la nausée en passant devant l’école. »

MARIÈVE JALETTE

Est partie après cinq ans, dont trois au public, primaire. Tannée de se battre pour que ses élèves d’Hochelaga aient des services d’orthophonie. Pour avoir des contrats de travail. Pour que le concierge déplace des bureaux, visse des affiches au mur. Tannée de mettre de 200 à 300 $ de sa poche par année pour acheter des décos et des récompenses pour les élèves. « Pendant que les directions sont en réunion éternelle à la CSDM, il fallait se cotiser pour acheter un micro-ondes. » Mariève travaille en relations publiques, désormais.

Chronique

Si l’école était importante (6)

On va l’appeler Béatrice, ce n’est évidemment pas son vrai prénom. Peu de profs osent défier « l’obligation de loyauté » que les commissions scolaires utilisent parfois pour s’assurer que les profs ne parlent pas aux journalistes. Bonne idée, au fond : « S’il y avait des caméras dans nos classes, dit Béatrice, les gens hurleraient. »

Béatrice, donc, enseigne dans une école de Montréal. Fin de la trentaine, prof au primaire. Milieu défavorisé et allophone : doublement difficile. Je pourrais vous dire qu’elle a 25 élèves dans sa classe, mais dire que Béatrice a 25 élèves dans sa classe, ça ne veut rien dire. C’est abstrait. C’est générique.

Parlons de Charles, alors.

Charles est né en Afrique. Il a commencé son primaire ici en classe d’accueil, où l’enseignement est adapté pour ces petits humains que le destin a fait débarquer dans notre coin du Dominion. Une prof en adaptation scolaire dirige ces classes, généralement.

Charles a des comportements inappropriés. Il n’est pas « là », comme dit Béatrice, il est dans sa tête. Il jette une feuille de papier qu’il juge inutile… C’était son cahier de français.

« Juste lui dire : “Charles, prends ton crayon, ouvre ton manuel à la page 20”, c’est compliqué. Il va échapper son crayon. Échapper son pot de colle… »

Sans compter que Charles, des fois, dérange la classe.

Le petit accapare beaucoup du temps de Béatrice, en classe. Et hors de la classe : quand elle tente d’organiser les manuels scolaires à coups de Post-it et de notes pour lui et sa mère (tout aussi désorganisée), c’est beaucoup de temps. Idem quand Béatrice fait des « demandes de services » – travailleuse sociale, psychoéducateur, orthophoniste, orthopédagogues, etc. – pour Charles.

***

Le hic, c’est que des Charles, Béatrice en a cinq – « six », se corrigera-t-elle plus tard, pensant à un autre élève « spécial » – dans sa classe : problèmes de comportement, d’apprentissage, de français oral, etc.

« Et Charles, c’est un élève sur 25, un élève qui a ses particularités. Les cinq autres ont aussi des besoins, ça me tire du jus, tu n’as pas idée. Sur ces six-là, deux sont tout simplement incapables de se mettre au travail. C’est tellement aliénant ! »

Dans sa classe, Béatrice estime qu’il y a sept enfants capables de s’investir, de s’organiser avec facilité.

« Chaque jour où je travaille, je réalise que je ne donne pas tout ce que je devrais donner aux enfants, ce qu’ils méritent et ce dont ils auraient besoin. Chaque jour que je travaille, j’ai l’impression d’être confrontée à de l’impossible… »

— Béatrice, enseignante au primaire

Je note cette phrase, J’ai l’impression d’être confrontée à de l’impossible. Elle est terrible, je la répète à Béatrice, en lui disant justement qu’elle est terrible…

« Je sais, dit-elle. C’est bad tripant. »

Quand les élèves en difficulté ont été sortis des ghettos où ils étaient confinés pour être intégrés dans les classes ordinaires, l’État avait promis que les « services » – travailleurs sociaux, psychoéducateurs, orthophonistes, orthopédagogues, etc. – suivraient. Pour épauler les profs des classes ordinaires.

Mais quand il a fallu couper – 1 milliard ces dernières années sous le PQ et sous le PLQ –, qu’est-ce qui a pris le bord, en priorité ?

Eh oui, les « services ».

Les élèves en difficulté, eux, restent dans les classes. Beau p’tit système. De toute façon, si les notes plantent, elles sont arrondies à 60 % pour faire passer les plus lents. Les parents sont contents, les bureaucrates aussi, sans oublier les pères de la réforme…

Mais je m’égare.

Gérer sa classe, gérer les cas lourds, tout ça lui tire son jus, à Béatrice, tout son jus. Alors l’an dernier, quand Timothée, « qui passait sur les fesses », aurait eu besoin de l’aide de Béatrice… Eh bien, il ne l’a pas eue, cette aide.

« T’es toujours en échec professionnel. Ce qui est gênant, c’est qu’on parle d’enfants, ici. Tu sais que tu en échappes. C’est le plus dur, dans mon métier : il y a une négligence inhérente. À cause des besoins tellement grands de certains élèves, tu dois en laisser tomber d’autres. »

— Béatrice

Elle passe ses mains dans son visage, excédée. « On fait ce qu’on peut. »

Elle s’arrête, me regarde, les yeux ronds.

« C’est-ti poche, ce que je viens de dire là ! On fait ce qu’on peut ! »

Elle se déteste de dire cette phrase, d’avoir à dire cette phrase-là.

« Et les parents, Béatrice, ils t’appuient ?

— Les parents… Il en manquait la moitié, à la première rencontre profs-parents. »

***

C’est l’histoire de Béatrice, prof depuis cinq ans à Montréal. Sa charge de travail est en train de tuer sa passion pour l’enseignement, pendant que Québec envisage de lui fourguer encore plus d’élèves. Le désarroi de Béatrice, c’est celui de milliers d’autres profs. Si l’école était importante, il n’y aurait pas autant de Béatrice.

Béatrice songe à entrer dans les statistiques : elle ne pense pas revenir enseigner l’an prochain. On estime que 20 % des profs décrochent dans les cinq premières années de leur pratique, pour un tas de raisons. Béatrice rêve d’autre chose. Quoi ? Va savoir. Elle cherche.

Ces prochains mois, dans cette chronique, je vais vous donner des nouvelles de Béatrice, des nouvelles du quotidien d’une prof qui songe à décrocher.

Des nouvelles du front, quoi.

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