CHRONIQUE

Un devoir moral

Ça prenait un carnage pour que la France intensifie ses frappes en Syrie. Un carnage, oui, mais un carnage dans une capitale occidentale. Car des carnages, il y en a tous les jours en Syrie. Plus personne ne s’en émeut et plus personne n’allume des bougies à la mémoire des hommes, femmes et enfants qui périssent dans cette sale guerre qui s’éternise depuis quatre ans.

Le Canada frappe en Irak pendant que la France arrose de bombes la ville syrienne de Raqqa, le quartier général du groupe armé État islamique (EI) qui a revendiqué l’attentat à Paris.

Syrie, la sale guerre. D’un côté, un dictateur, Bachar al-Assad, qui tire sur son peuple, le tue avec du gaz sarin et le bombarde avec des barils de chlore. De l’autre, une armée rebelle avec des idéaux laïques et démocratiques qui a vite été remplacée par des groupes djihadistes tellement nombreux qu’une chatte y perdrait ses petits. Des djihadistes qui se battent non seulement contre Bachar al-Assad, mais aussi entre eux, comme le Front al-Nosra et le groupe armé État islamique, le plus important qui chevauche deux pays, l’Irak et la Syrie. Des djihadistes qui ne se gênent pas, eux non plus, pour se livrer aux pires horreurs. Au milieu de cet immense bordel, le peuple syrien.

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La guerre civile a commencé en 2011 en Syrie. L’Occident, échaudé par les conséquences désastreuses de son intervention en Libye, a refusé de se mettre le bras dans le tordeur syrien. Profitant de l’atermoiement des Occidentaux qui n’en finissaient plus de se tâter l’âme en se demandant s’ils devaient intervenir, l’EI a grossi comme un cancer.

En 2008-2009, l’EI était faible, marginal. Il s’est nourri du chaos syrien et des frustrations des sunnites en Irak mis de côté par les chiites qui contrôlent le pouvoir.

L’année dernière, plus de trois ans après le début de la guerre civile, l’Occident a fini par intervenir. Une coalition regroupant des pays arabes et occidentaux, dont les États-Unis, la France et le Canada, a décidé de bombarder l’Irak, puis la Syrie. Trop peu, trop tard ? Peut-être.

L’Occident devait-il intervenir pour stopper l’EI ?

Il faut plutôt poser la question à l’envers : l’Occident pouvait-il ne pas intervenir ? Pouvait-il se croiser les bras et se fermer les yeux sur les massacres de Bachar al-Assad et de l’EI ? Moralement, les Occidentaux n’avaient pas le choix, ils devaient intervenir, pas plus qu’ils avaient le choix, en 1939, quand ils ont décidé de se battre contre Hitler.

Intervenir, c’est le moins pire des choix. Il ne faut jamais oublier que la guerre en Syrie a provoqué une hécatombe :  plus de 250 000 morts, surtout des civils, et plus de quatre millions de réfugiés.

On ne peut pas se croiser les bras. Vos gueules, on massacre. Et on ne fait rien ?

Le président François Hollande devait répliquer avec force, car les djihadistes ont frappé deux fois en moins d’un an. Deux fois à Paris, le cœur de la France.

Justin Trudeau a dit qu’il voulait mettre fin à l’intervention militaire. Le Canada ne peut pas se contenter d’un rôle humanitaire propre propre propre. Pauvre Justin Trudeau, son début de règne est mouvementé. Il a déjà fait preuve de courage en affirmant que le Canada recevra 25 000 réfugiés d’ici la fin de l’année. Le processus de vérification sécuritaire risque d’être escamoté, mais il y a urgence.

Est-ce M. Trudeau qui a donné l’ordre à l’armée de bombarder l’Irak hier ? On en saura davantage aujourd’hui. Moralement, le Canada doit intervenir. Il ne peut pas laisser ses alliés se taper le sale boulot.

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J’ai couvert deux fois la guerre en Syrie. En avril 2013, j’ai fait un reportage sur les salafistes, des intégristes purs et durs comme le Front al-Nosra, une branche d’Al-Qaïda, et l’EI.

J’ai été à Raqqa, devenue la ville phare de l’EI que la France a bombardée hier. Des salafistes se partageaient la ville, dont le Front al-Nosra et Ahrar Cham. L’EI était présent, mais ce n’était pas le groupe dominant.

La ville était coincée entre les bombardements de l’armée de Bachar al-Assad et les diktats des salafistes. Dans la rue, des djihadistes armés se promenaient dans des pick-up, le visage caché par une cagoule. Les gens avaient faim, la ville était insalubre. Je n’ose imaginer la vie à Raqqa sous la botte de l’EI. Depuis un an, les journalistes ne mettent plus les pieds en Syrie, encore moins à Raqqa. Trop dangereux. On ne sait plus ce qui se passe dans cette ville aux mille dangers et dans ce pays à bout de souffle.

Je pense souvent aux Syriens qui sont piégés dans cette guerre absurde. Ils fuient leur pays à pleines portes. La grande majorité des réfugiés qui prennent l’Europe d’assaut sont syriens. Ils sont prêts à mourir noyés en traversant la Méditerranée sur des rafiots plutôt que de vivre dans leur pays ou de moisir dans des camps de fortune.

On les accueille. Et on bombarde l’EI. C’est la moindre des choses.

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