Enjeux : Santé

90 secondes… par patient

Lorsque, pour la première fois, j’ai poussé les portes d’un CHSLD pour y travailler comme préposée aux bénéficiaires, le choc culturel fut immense…

Mon diplôme d’infirmière français n’étant pas reconnu, j’ai travaillé en centre de soins de longue durée comme préposée, puis comme infirmière auxiliaire.

Je salue le courage du bénéficiaire qui a médiatisé le fait que les patients ne reçoivent qu’un seul bain par semaine, ouvrant enfin les yeux à des milliers de personnes. Quelle fut ma surprise, en découvrant ces structures, de constater que les autres jours, le personnel n’a que le temps de leur laver le visage, les mains et les fesses !

Ces soins de base sont donnés avec une humanité incroyable, dans des conditions de travail difficiles, en un temps furtif.

J’avais calculé que nous avions sept minutes par chambre… sept petites minutes pour venir divertir, habiller, laver et réchauffer le cœur de ces personnes isolées qui coulent doucement vers leur dernier repos.

Une fois par semaine, comme une grande fête, c’est le jour du bain… Les bénéficiaires attendent avec impatience ce moment et savourent chaque seconde dans l’eau tiède. 

J’ai travaillé avec beaucoup de gens et j’ai vite réalisé que ce job ingrat qu’est de donner les soins de base est majoritairement fait par des immigrés. Je hurlais en moi : les Québécois ne prennent pas soin de leurs aînés eux-mêmes ? Quelle société est-ce pour parker ainsi leurs personnes âgées, leur mémoire, leur histoire, dans ces centres terriblement tristes et laids ?

Lorsque j’étais infirmière auxiliaire, mon job consistait à distribuer des pilules. À presque 60 résidants. Vous avez bien lu. Debout derrière un chariot de médicaments, je passais de chambre en chambre, sans avoir le temps de regarder, d’écouter et de soigner.

Pour aller plus vite, je devais écraser tous les comprimés et les mélanger avec de la compote. Pour aller plus vite, j’avais l’impression de les entraîner tous un peu plus vers une qualité de vie plus dépendante. Car j’avais 90 secondes par patient pour vérifier la médication et la donner. Quatre-vingt-dix secondes…

Les gouttes pour les yeux et autres crèmes prenaient le champ : pas le temps. La jasette et l’évaluation de la douleur : pas le temps. Le stress était permanent, car le risque d’erreur, à ce rythme infernal, est immense.

Chaque soin est une course dans ces endroits qui donnent pourtant l’impression d’être au ralenti.

L'INGRATITUDE DE LA SOCIÉTÉ 

Je trouvais tout cela bien cruel. Pourtant, je n’ai jamais vu autant de vie que dans ces sinistres endroits. Chaque préposé, chaque infirmière, chaque bénévole, chaque intervenant affiche un sourire, un amour incroyable, un don de soi déconcertant, sans aucune reconnaissance de la part de cette société qui parke ses aînés et ses dépendants dans ces mouroirs, avec seulement un bain par semaine…

Personne ne me fera croire qu’un bain par semaine, c’est suffisant ! Personne !

Quatre-vingt-dix secondes pour donner une médication de façon humaine et sécuritaire, c’est impossible !

Dans ces conditions, tout se dégrade vite, parfois trop vite.

Dans ces conditions, il faut chercher une qualité de vie dans les moindres détails et ça devient un combat en soi.

J’ai décidé de refermer ces portes et de ne plus voir. Comme le font la majorité des gens autour de moi. Ne pas regarder…

Mais demandez-vous : « Quand ce sera mon tour d’être vieux, mon tour de mourir, est-ce cela que je veux ? » Peut-on avoir plus de compassion et d’humanité ?

C’est un choix de société. Celui de rendre un dernier hommage à nos aînés et d’en prendre soin. Nous en sommes responsables.

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