Pénurie de main-d’œuvre

118 250

C’est le chiffre qui résume la pénurie : 118 250 postes sont vacants au Québec, soit le double d’il y a trois ans. Où sont ces postes à pourvoir ? Notre chroniqueur Francis Vailles dresse l’état des lieux. 

Chronique

la pénurie est partout

Barmans, chauffeurs, informaticiens, mécaniciens, ingénieurs. La rareté de main-d’œuvre au Québec n’est pas un phénomène propre à un seul secteur. Elle touche une très grande variété de métiers et de professions, dans toutes les gammes de salaires.

Ce constat, j’ai pu le faire en décortiquant la base de données de Statistique Canada, selon laquelle le Québec compte 118 250 postes vacants, le double d’il y a trois ans. La croissance des postes disponibles est nettement plus grande qu’ailleurs au Canada. Et le manque de main-d’œuvre est frappant dans plusieurs secteurs, dont la construction, la fabrication, la santé et les services sociaux, de même que le commerce de détail ou la restauration.

Fait intéressant, l’agence recense les salaires offerts pour chacun des métiers et professions où des postes sont vacants. Cette précision permet de mesurer le phénomène de rareté de main-d’œuvre par catégorie d’emplois et par niveau de salaires, en plus de suivre l’évolution de ces deux composantes ces dernières années.

Ainsi, pour les postes vacants où les employeurs offrent moins de 16 $ l’heure, ce sont les serveurs qui viennent au sommet (7600 postes à pouvoir), suivis des vendeurs dans les commerces de détail (5900). Les représentants au service à la clientèle (4145) et les débardeurs-manutentionnaires (2090) ont vu le nombre de postes vacants tripler depuis trois ans.

Globalement, les quelque 32 500 postes à pourvoir à moins de 16 $ l’heure ont vu les salaires offerts grimper de 3,1 % par année, en moyenne, depuis trois ans, ce qui correspond à trois fois l’inflation.

Dans la catégorie des postes qui offrent de 16 à 24 $ l’heure, les conducteurs de camion de transport se démarquent. Les besoins non comblés pour ce métier ont triplé, passant de 1360 postes il y a trois ans à 3700 postes aujourd’hui. Les salaires offerts ont suivi (5,1 % par année en moyenne), à 19,80 $ l’heure. Tout indique que les véhicules autonomes ont de l’avenir.

Les mécaniciens automobiles sont eux aussi très demandés (228 %) et les salaires ont là aussi crû (3,4 % par année) nettement plus que l’inflation. Les techniciens informatiques connaissent le même phénomène.

Pour les emplois les mieux payés, soit au-dessus de 24 $ l’heure, les professionnels en informatique trônent au sommet, avec quelque 4400 postes vacants. Les salaires offerts pour ces postes vacants sont en hausse de 4 % par année depuis trois ans.

Autres emplois où les besoins sont grands : les professionnels en gestion des ressources humaines de même que les techniciens en génie civil et mécanique. Notez que ce sont les mécaniciens d’équipement de transport lourd et les charpentiers-ébénistes qui ont vu leurs salaires grimper le plus fortement (environ 20 % depuis trois ans, soit 6,3 % par année en moyenne).

Fait étonnant, les employeurs n’auraient pratiquement pas augmenté les salaires pour les postes vacants de comptables, d’infirmières et d’ingénieurs, selon les données de Statistique Canada. Depuis trois ans, le salaire offert aux nouvelles infirmières aurait même reculé de 3,1 %, en moyenne, tandis que celui des comptables aurait progressé de seulement 1,3 % sur trois ans. Quant aux ingénieurs civils, mécaniques et électriques, le salaire moyen offert aurait reculé de près de 6 % sur trois ans.

Alors, on sauve les restos ou les hôpitaux ?

Oui, les robots, oui, l’automatisation, mais au rythme où vont les choses, il faudra probablement choisir : on sauve les restos ou les hôpitaux ? On privilégie les barmans ou les menuisiers ?

Car il faut bien se rendre à l’évidence, avec le vieillissement, le Québec continuera longtemps de souffrir d’une pénurie de la main-d’œuvre dans plusieurs secteurs. Et des postes indispensables commencent à manquer, comme des informaticiens ou des infirmières. Il en va de la survie d’une entreprise ou même de la santé de la population, notamment en région.

D’où ma question : faudra-t-il privilégier, d’une façon ou d’une autre, la formation de certains emplois plus stratégiques que d’autres pour notre société ?

Déjà, plus de la moitié des PME se retiennent d’investir et de créer davantage de richesse, faute de main-d’œuvre. Et il manque d’anesthésistes pour procéder à des opérations chirurgicales, de préposées pour s’occuper des aînés, d’informaticiens pour réparer et développer nos réseaux…

Les économistes jugent que, tôt ou tard, pour attirer des travailleurs, la pénurie devrait provoquer une hausse des salaires des postes les plus demandés (c’est d’ailleurs commencé, selon mes recherches, mais moins dans le secteur public, plus rigide). Des entreprises opteront pour l’automatisation de leurs procédés ou encore la robotisation, qu’on pense aux caisses automatiques dans les supermarchés, par exemple, ou encore aux véhicules autonomes (sans chauffeur).

Et il y a bien sûr l’immigration, qu’il faudra beaucoup mieux cibler. Pourquoi ne pas faire une offensive pour attirer des compatriotes de l’Ontario, des Maritimes et de l’Alberta, dont plusieurs parlent français ?

Il reste que certaines organisations ne pourront pas se payer la main-d’œuvre et fermeront leurs portes. Et qu’une hausse progressive des salaires ne produira pas automatiquement plus d’ingénieurs, d’infirmières ou de comptables agréés, dont la formation prend plusieurs années.

Le professeur d’économie Michel Poitevin, de l’Université de Montréal, pense tout de même que les salaires s’ajusteront.

« Il ne faut pas sous-estimer la capacité des marchés de s’adapter. Cependant, le gouvernement doit éviter, par ses politiques, d’entraver la mobilité des facteurs de production, comme la main-d’œuvre. »

— Michel Poitevin, professeur d’économie à l’Université de Montréal

Le tourisme est un bon exemple. Les gouvernements subventionnent de très nombreux festivals et événements touristiques. Or, ces événements créent essentiellement des emplois saisonniers et peu payés, notamment dans des secteurs où il y a pénurie, comme la restauration et l’hébergement.

Selon les données de Statistique Canada, il manque environ 10 000 serveurs, cuisiniers et barmans au Québec. En finançant grassement beaucoup d’événements touristiques, l’État empire la situation et incite des gens à travailler dans cette industrie plutôt que dans d’autres, plus indispensables et payantes.

Même chose en informatique : le gouvernement subventionne les salaires des informaticiens et travailleurs du jeu vidéo, alors que les organisations s’arrachent leurs compétences. Encore une fois, Québec jette de l’huile sur le feu de la pénurie dans une industrie où il manque quelque 6000 professionnels et techniciens en informatique. Certains entrepreneurs sont découragés.

De meilleurs emplois au Québec

Le défi des emplois névralgiques sera particulièrement grand au Québec. En effet, la pénurie touche davantage des emplois de qualité qu’ailleurs au Canada et moins de main-d’œuvre bon marché, de cheap labor, donc, selon la base de données de Statistique Canada.

Partout au Canada, le gros des emplois à pourvoir nécessite très peu de formation, contrairement à ce qu’on peut penser. Par exemple, au Québec, le tiers des quelque 118 000 postes vacants en 2018 ne requerraient aucun diplôme ! Si l’on ajoute à ces postes ceux qui n’exigeaient qu’un diplôme du secondaire, on arrive à 56 % des postes vacants, soit la majorité.

Pour pourvoir ces postes, les employeurs offrent 15,43 $ l’heure, en moyenne, soit bien moins que les 25,68 $ proposés pour les emplois vacants qui exigent des études postsecondaires.

Or voilà, cette proportion de 56 % d’emplois vacants peu qualifiés est nettement plus faible au Québec qu’ailleurs au pays. Ainsi, cette part des postes à pourvoir qui n’exigent qu’un diplôme du secondaire ou moins est de 61 % en Ontario, 69 % en Alberta et 70 % en Colombie-Britannique, où l’économie connaît pourtant un boom !

À l’autre bout du spectre, soit les postes exigeant une bonne formation, le Québec se démarque également. Ainsi, 13,1 % des emplois offerts exigent un bac ou davantage, contre 8,8 % en Colombie-Britannique et en Alberta. Seuls l’Ontario et Terre-Neuve devancent le Québec, avec un taux de 13,9 % et 13,8 %, respectivement.

La situation de l’emploi de Terre-Neuve, faut-il préciser, est bien différente de celle du Québec. Cette province atlantique est l’endroit où le taux de postes vacants est le plus faible au Canada (2,0 % de l’ensemble des emplois), loin derrière le Québec (3,2 %), l’Ontario (3,3 %) et la Colombie-Britannique (4,7 %), selon Statistique Canada.

Au Québec, ces postes à pourvoir qui exigent un bac universitaire ou plus offrent des salaires moyens de 32,93 $ l’heure (fin 2018).

Bref, le plus grand nombre de postes à pourvoir de qualité au Québec est une bonne nouvelle, mais il représente aussi un plus grand défi. En effet, c’est une chose de manquer de serveurs dans un restaurant, c’en est une autre de ne pas disposer suffisamment d’enseignants, d’ingénieurs, d’infirmières ou d’experts en informatique, par exemple.

Il faudra donc s’interroger sur nos stratégies, bien qu’il ne saurait être question de reproduire le modèle d’économie planifiée de l’ex-Union soviétique. Le gouvernement pourrait encourager la formation de ces postes-clés, faire un recrutement plus ciblé d’immigrants et, pour le secteur public, majorer les salaires des emplois indispensables.

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