Nutrition
On ne mange pas des nutriments
La Presse
Les céréales Froot Loops de Kellogg’s sont maintenant présentées comme une source de vitamine D. Il y a trois ans, c’est la présence de fibres qui était annoncée sur le devant de la boîte. Alors qu’il s’agit essentiellement d’un mélange de sucre (le principal ingrédient), de farines, d’huiles, de sel et de colorants, additionné de vitamines et minéraux.
S’il est possible de vanter les maigres atouts de ce produit ultra transformé, c’est parce que règne le « réductionnisme alimentaire », ou « nutritionnisme ». Une idéologie selon laquelle « les aliments ne sont rien d’autre que la somme de leurs nutriments », explique Michel Lucas, épidémiologiste à l’Université Laval et chercheur invité à Harvard.
Cette vision limitée de la nutrition, qui est derrière les tableaux de la valeur nutritive, n’aide pas la population à bien s’alimenter, déplore Jean-Claude Moubarac, chercheur en nutrition publique affilié à l’Université de São Paulo au Brésil. Au contraire. Si bien que Santé Canada devrait réformer du tout au tout l’étiquetage des aliments, au lieu d’y apporter de légers changements comme prévu.
Plutôt que de mettre des tableaux de la valeur nutritive sur les emballages, « je voudrais voir un code de couleurs qui permettrait d’identifier les aliments selon leur qualité globale », propose M. Moubarac, titulaire d’un doctorat en santé publique de l’Université de Montréal.
Un système inspiré des feux de circulation – le vert indiquant que les aliments sont sains, le rouge mettant un frein à leur consommation et le jaune avertissant qu’il faut y aller avec modération – serait simple à comprendre. « Mais il y a beaucoup d’opposition de l’industrie, parce que c’est plus fort comme approche, note le Montréalais d’origine. Qualifier un aliment de malsain, ça va faire peur au consommateur. »
Pourquoi s’en prendre à l’information sur les nutriments, alors que le calcium est bon pour nos os et la vitamine C, indispensable pour ne pas succomber au scorbut ? « L’idée qu’un seul nutriment est associé à un effet sur le corps est fausse, indique M. Moubarac. Le corps n’est pas une machine. On ne peut pas peser sur un bouton et avoir tel effet. Les fruits, par exemple, sont bons pour la santé grâce à la synergie de leurs nutriments, pas à leurs effets isolés. » Le calcium est d’ailleurs mieux absorbé quand il est accompagné de vitamine D et la vitamine C, plus efficace en présence d’autres vitamines.
« On ne mange pas des nutriments, on mange des aliments », observe M. Lucas. Plus encore, on mange des repas composés de divers aliments. « Aucun aliment ne peut combler nos besoins nutritionnels à 100 %, souligne M. Moubarac. C’est la combinaison des aliments qui fait qu’on a un repas équilibré. Voilà le riche savoir que renferme la cuisine traditionnelle. »
« Dire aux gens de consommer tel ou tel nutriment, c’est un discours qui sert surtout l’industrie », estime M. Lucas. « Le nutritionnisme fournit la justification ultime de la transformation des aliments, en laissant entendre qu’avec une application judicieuse de la science alimentaire, les faux aliments peuvent être encore plus nutritifs que les vrais », dénonce Michael Pollan, journaliste au
et professeur à l’Université Berkeley, dans son , paru en français en 2013. Pourquoi manger une orange quand un bonbon enrichi contient plus de vitamine C ?Faire la guerre à un seul nutriment – les glucides, en ce moment –, c’est oublier qu’il faut avoir une vision d’ensemble de l’alimentation. Même si Nabisco offre des Oreo « réduits en sucres », ça « ne réglera pas le problème du gras et du sel présents dans ces biscuits », note M. Moubarac.
« Il faut manger des aliments de qualité, le moins transformés possible, et essayer d’avoir du plaisir à les manger, conseille M. Lucas. Avec la vision nutritionniste, les gens ont du mal à avoir du plaisir, parce qu’ils font toujours des calculs. Manger des chiffres, ce n’est pas très plaisant. »