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La SAQ sous la loupe

Il faudra regarder un peu plus loin que le bout de son nez avant de tirer des conclusions hâtives

J’ai déjà eu l’occasion de mettre quelques pendules à l’heure à propos de la Société des alcools du Québec, notre monopole dont on dit tout et son contraire depuis qu’il existe, et qui a ses défenseurs tout comme ses détracteurs. J’insiste ici pour dire que je le fais en toute objectivité, puisque je ne suis ni agent promotionnel, ni fournisseur, ni producteur et que je n’ai rien à y vendre.

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Un incontournable dans le paysage québécois

Quoi qu’on en dise, la SAQ, dont le mandat est de faire le commerce de l’alcool en important et en distribuant des vins et des spiritueux du monde entier, est devenue une société incontournable de la province et, de l’avis de beaucoup, une entreprise que la plupart des Québécois se sont familièrement et positivement appropriée. Pendant que d’autres, qui adorent boire du vin, mais qui le trouvent toujours hors de prix, ont développé une curieuse relation d’amour-détestation avec elle.

Et puis il y a ceux qui se plaignent tout le temps : on paye beaucoup trop cher, on n’arrive pas à trouver des vins de Corse ou des Canaries, ils s’en mettent plein les poches, les syndicats font la pluie et le beau temps, la machine est trop lourde, c’est moins ruineux en Ontario et mieux aux États-Unis, j’en passe et des meilleures. Sans parler des demandes d’actions collectives et des sorties médiatiques récurrentes pour sa privatisation, ce qui m’amène à ce billet.

C’est une évidence que la Commission des liqueurs de Québec (fondée en 1921), devenue la Régie des alcools du Québec en 1961, puis la Société des alcools du Québec en 1971, a laissé des traces dans l’imaginaire des gens puisque plusieurs continuent de se fourvoyer dans l’intitulé exact et vont encore acheter leurs vins à la « Commission » ou à la « Régie ».

Cette mise au point étant faite, il faut reconnaître d’emblée que la SAQ constitue, par sa nature monopolistique, un sacré paradoxe puisque son actionnaire, le ministre des Finances du Québec, attend d’elle chaque année d’énormes bénéfices réalisés sur cet alcool dont les méfaits sur la santé des citoyens doivent être contrés par son propre gouvernement.

Obligations, points forts et bémols

Parmi les obligations importantes de la société d’État, on peut parler de l’universalité des prix sur le territoire du Québec, puisque la SAQ a mis en place une politique de prix unique pour toute la province. Que l’on habite à Rimouski, Montréal ou Saint-Sauveur, on paie le même prix pour les produits. Ce qui est un élément fort positif du monopole et qui, dans un contexte non monopolistique, serait très différent !

La société d’État est aussi tenue à l’obligation de transparence. Il faut donc comprendre que chacun de ses gestes est épié par les parties concernées : consommateurs, restaurateurs, agents, fournisseurs, groupes de pression, journalistes, députés de l’opposition, etc. Ce qui ne l’empêche pas de vivre avec cette réalité, en conformité avec les lois de la gouvernance et l’accès à l’information. On pourra, à ce sujet, consulter sur le site internet de la Société le rapport annuel de l’année précédente, une brique de plus de 100 pages, aussi transparente qu’une carafe en cristal.

Parmi les points forts que chacun s’accorde à reconnaître au monopole, on note : 

1. Le fait que tous les employés de succursale reçoivent une formation en continu. La nature du produit fait en sorte qu’une fois acquises, ces connaissances peuvent se transformer en passion pour plusieurs d’entre eux.

2. La politique de retour des produits défectueux, dit produits inaptes. Avec ou sans preuve d’achat, selon le cas, et suivant un protocole clair disponible dans toutes les succursales, les vins défectueux peuvent être remboursés ou échangés. Un élément important, qui existe rarement ailleurs, notamment dans le privé. Cela dit, ce n’est pas une raison, comme certains petits filous le font, pour retourner des bouteilles de « faux mauvais vin » après avoir bu le bon…

3. L’étendue de l’offre en ligne. De plus en plus appréciée et utilisée, cette offre permet aux gens habitant en région d’avoir accès à une plus grande variété de produits. Entre nous, c’est mieux que de se mettre en ligne pendant deux heures dans la froidure de novembre pour acheter du vin nouveau.

4. La capacité de se renouveler et d’innover. Depuis que la SAQ a pris un virage résolument commercial au début des années 80, elle n’a eu de cesse d’évoluer en ce sens. Quant aux promotions et aux rabais, s’ils sont très courus par la clientèle – c’est plutôt logique –, ils ne font pas l’unanimité, surtout chez les agents promotionnels (et les producteurs) qui trouvent ce système lourd à soutenir.

5. La réputation de son laboratoire d’œnologie et la qualité de l’analyse scientifique des vins et des spiritueux sont reconnues dans le monde.

6. La qualité d’entreposage des vins qui donne confiance aux producteurs. Il suffit de voir ce qui se passe ailleurs pour en être convaincu.

7. Une garantie de paiement pour le producteur.

Évidemment, il y a aussi quelques bémols fréquemment soulevés. Que ce soit, pour certains, du côté de l’aménagement des magasins et de l’optimisation du réseau (entre les succursales de la SAQ, les dépanneurs et les marchés d’alimentation qui pourraient, il est vrai, être autorisés à vendre des vins de meilleure qualité).

Pour d’autres, c’est plutôt en ce qui concerne la syndicalisation qui est forte, et les ressources humaines où il semble urgent de procéder à une réorganisation entre le nombre élevé de cadres, de chefs de secteur, de directeurs et d’employés à temps partiel.

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Un ménage à l’horizon ?

Maintenant, ce sont 13 300 produits que la SAQ commercialise, dont environ 9000 vins différents en magasin (auxquels s’ajoutent plus de 10 000 références en importation privée) issus d’une bonne trentaine de pays.

Comme on le verra plus loin, il est vrai que le nombre de vins modestes pourrait être augmenté. Mais personne ne peut critiquer, à l’heure actuelle, le choix et la diversité qui caractérisent notre marché, tous produits confondus.

Allez dans les magasins français, italiens, espagnols, portugais, chiliens, argentins, grecs, sud-africains ou australiens. Je les visite régulièrement, et je peux vous affirmer qu’à part les vins du pays, c’est le néant. Nada, niente, nothing else… Je ne connais aucune ville en France, en Italie ou en Espagne, avec la même densité de population (et même beaucoup plus) que celle où j’habite ici, où l’on trouve un magasin qui propose à sa clientèle la diversité et la qualité des maisons que l’on a au Québec.

Honnêtement, même en prenant seulement les vins de spécialité (cuvées plus recherchées disponibles dans les succursales Sélection) avec lesquels on peut se faire réellement plaisir, un œnophile averti aura-t-il le temps au cours de l’année de tout déguster ? Impossible !

De nombreux conseillers en vins me disent qu’ils ont du mal à s’y retrouver et qu’ils n’ont pas de place, physiquement, pour présenter les nouveautés !

À force de vouloir sans cesse augmenter l’offre et multiplier les marchés de niche, ne risque-t-on pas une forme de dilution dans les ventes, avec des parts de marché qui rétrécissent fatalement pour les fournisseurs ?

Le prix des vins

Je sais que cela ne cadre pas vraiment avec la perception qu’ont souvent les clients, mais, et ce n’est pas la première fois que je le signale, je suis encore étonné du prix raisonnable de certains – je dis bien certains – vins disponibles chez nous. Pourtant, je ne fais que mon travail, je cours les boutiques, je fouille, je regarde, je note, je compare, et les chiffres parlent…

Alors, encore une fois, je m’adresse à ceux qui sont convaincus de se faire plumer quand ils achètent une bouteille de vin. Évitez de comparer des choux de Bruxelles avec des choux-fleurs. Je sais, cela reste des choux ! Mais soyons honnêtes un instant, on ne peut comparer le Morgon, le Côtes-du-rhône ou le Toscana d’un producteur réputé avec ceux d’un obscur négociant qui vend les mêmes appellations achetées en vrac à des fournisseurs inconnus.

Puisque, par exemple, on peut trouver des cuvées entre 3 et 150 euros la bouteille dans la même dénomination Toscana, il faut être sérieux et vigilant quand on compare, et ne pas oublier en plus de considérer, par exemple, les facteurs taxes (élevées, il est vrai), distance, transport, entreposage, etc.

On remarque alors que les vins les plus dispendieux ne le sont pas tant que cela ici, toute proportion gardée.

Du côté des vins d’entrée de gamme, c’est-à-dire des vins simples, mais de moyenne à bonne qualité à des prix attractifs entre 8 et 12 $ chez nous, il est clair qu’il y a encore beaucoup à faire. De là, par dépit, à se rendre en autobus de Québec jusqu’en Ontario pour faire des affaires d’or, je reste dubitatif et perplexe… Ou alors, il faut acheter dans le pays de production, ce qui revient à dire y vivre pour en profiter.

Cela dit, je ne comprends pas ceux qui souscrivent à l’idée qu’il est normal que les spécialités d’un pays coûtent moins cher sur place – ce qui n’est pas toujours vrai – , alors que les vins importés devraient coûter pour ainsi dire le même prix arrivés au Québec. On passe aussi sous silence l’importance du pouvoir d’achat. En attendant, et je l’ai vérifié, les meilleurs vins chiliens et argentins, disponibles à des prix raisonnables chez nous, sont souvent plus onéreux chez des cavistes de Santiago et de Buenos Aires, où le pouvoir d’achat, c’est bien connu, n’est pas aussi élevé que chez nous.

Quant aux Européens qui commandent directement chez les vignerons de leur propre pays, ils doivent acquitter des frais de transport. Il est important de savoir qu’en France (où neuf bouteilles sur dix vendues sont françaises), environ 86 % des vins consommés à domicile sont achetés dans la grande distribution, c’est-à-dire dans les supérettes, épiceries du coin, supermarchés et hypermarchés, où le choix qualitatif est souvent discutable, à part d’heureuses exceptions.

Pour avoir consciencieusement enquêté sur le terrain, on constate également qu’avec un pouvoir d’achat qui a nettement diminué ces dernières années, une grande partie de la population achète des vins bas de gamme, très souvent en vrac (dans un cubitainer que l’on remplit soi-même ou le bag in box, l’équivalent de notre vinier), réservant les grandes dépenses en vin pour les occasions spéciales (fêtes familiales, Pâques, Noël, Nouvel An, etc.).

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Privatiser ?

Et la privatisation dans tout cela ?

On peut affirmer qu’en ce qui concerne la structure de fonctionnement de la SAQ, il y a évidemment des points à changer et à améliorer. Mais de là à dire qu’en privatisant la société d’État, le consommateur aura accès à un meilleur service, à plus de choix et de diversité, à une qualité supérieure et à de meilleurs prix, je n’en suis pas convaincu, et je ne suis pas le seul.

Quand on connaît la situation en Alberta, cela reste à prouver. Dans cette province, le commerce des vins et des alcools a été libéralisé en septembre 1993. Le choix, qui était limité, et le nombre de magasins ont peut-être augmenté, mais au détriment de la qualité du service, surtout en dehors des grands centres, pendant que les prix n’ont pas vraiment baissé.

Comme on l’a vu plus haut, la SAQ offre une immense sélection de produits rarement égalée ailleurs, hors divers « magasins entrepôts » aux États-Unis, et encore…

Il est probable – voire inévitable – qu’une éventuelle privatisation concentrerait le choix sur les produits les plus vendus, qui sont souvent d’une qualité passable comme on peut l’observer dans de nombreuses épiceries européennes.

De plus, la SAQ possède un pouvoir non négligeable de négociation sur les prix avec ses fournisseurs, puisqu’elle figure parmi les cinq premiers acheteurs au monde, tous produits confondus, et certainement parmi les trois premiers pour ce qui est des vins d’Europe (surtout les grands), entre la France, l’Italie, l’Espagne et le Portugal.

Voilà encore un drôle de paradoxe dans une société capitaliste, mais on peut convenir du fait que différentes instances privées n’auront jamais séparément ce pouvoir de marchander avec les producteurs de la planète.

En août 2015, le rapport Robillard affirmait qu’une privatisation ferait faire des économies, qu’ouvrir la porte à la concurrence obligerait la SAQ à diminuer ses marges bénéficiaires, que les clients auraient accès à plus de produits – c’est une véritable obsession ! – et à des horaires d’ouverture de magasin mieux adaptés.

Une chose est sûre, choix de société ou pas, nous sommes dans une situation pour ainsi dire cornélienne entre le désir des consommateurs qui aimeraient voir baisser les prix tout en disposant d’un choix remarquable, et le gouvernement qui voudrait voir sa vache à lait, comme plusieurs aiment à surnommer notre société d’État, lui rapporter encore et toujours davantage de profits.

La priorité, entre nous, sera de regarder un peu plus loin que le bout de son nez avant de tirer des conclusions hâtives, et non de faire preuve de démagogie et de promettre n’importe quoi dans un contexte électoral.

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