Chronique

Tintin à Winnipeg

Peut-on être Charlie sans être Tintin ? La question de la liberté d’expression se pose, encore et toujours, lorsqu’il est question de revisiter des œuvres à la lumière des censeurs de l’époque.

Après Tintin au Congo, cible habituelle des détracteurs, les adeptes du politiquement correct ont dans leur mire un autre album du grand Hergé. Le troisième et le plus populaire album des aventures du célèbre reporter à la houppette blonde, Tintin en Amérique, a soulevé l’ire d’autochtones de Winnipeg, qui jugent son contenu désobligeant et discriminatoire.

Ils n’ont sans doute pas tort. Dans cet album datant de 1932, réédité en couleurs en 1946, on traite les Amérindiens de « Peaux-Rouges » et Tintin est menacé d’être scalpé par un chef de tribu particulièrement menaçant.

Estimant que le récit d’Hergé nourrit les stéréotypes envers les Premières Nations et fait écho au racisme que subissent les populations autochtones, le groupe a réclamé que Tintin en Amérique soit retiré des librairies Chapters de Winnipeg, a appris Radio-Canada.

La direction de Chapters, après avoir retiré la bande dessinée de ses rayons le week-end dernier, a fait volte-face, indiquant qu’elle ne s’abstenait de vendre que les livres qui font la promotion de la violence, contiennent de la pornographie infantile ou présentent des instructions sur la fabrication d’armes. (C’est Stephen Harper – et tous les amateurs de Fifty Shades of Grey – qui risquent d’être déçus.)

Des citoyens de Winnipeg ont depuis appelé au boycottage de Chapters. Et dans la foulée de la controverse, qui a eu des échos jusque dans les médias européens, le réseau de bibliothèques publiques de la capitale manitobaine a décidé de mettre Tintin en Amérique à l’index, sous prétexte que son contenu est raciste. Aux grands mots les grands remèdes.

Ce n’est pas la première fois qu’Hergé, mort en 1983, est taxé de racisme, d’antisémitisme ou de sexisme. Il a été critiqué pour son illustration peu flatteuse des Arabes dans Coke en stock, des Juifs dans L’étoile mystérieuse – jugé « négationniste » par certains – et des femmes dans l’ensemble de son œuvre.

Tintin au Congo, paru en 1930, était selon les spécialistes ni plus ni moins qu’une œuvre (de commande) de propagande colonialiste visant à inciter les Belges à s’installer au Congo. La version de l’album que l’on retrouve aujourd’hui en librairie a été édulcorée de son contenu raciste par Hergé lui-même, qui s’en est dit ouvertement gêné.

L’illustre bédéiste a du reste procédé à d’autres modifications de ses albums au cours des années, expurgeant par exemple de L’étoile mystérieuse, créée pendant la Seconde Guerre mondiale, ses connotations antisémites.

On comprend certains, ici comme ailleurs, d’être vexés par les dérives colonialistes d’Hergé, un Européen bien de son temps. Il reste que les albums de Tintin, populaires encore aujourd’hui, témoignent d’un état d’esprit et d’une pensée dominante en Occident à une certaine époque que l’on aurait tort d’ignorer.

L’antisémitisme largement répandu des années 30, le racisme exacerbé de la période coloniale, la discrimination systémique des autochtones nord-américains (longtemps désignés dans nos textes législatifs comme des « sauvages ») font partie de notre histoire. Faudrait-il le nier ?

Aux travers d’un personnage fictif et de son auteur, faudrait-il opposer la dictature du politiquement correct ? Succomber aux désirs contemporains de nettoyer l’histoire, la petite comme la grande, de tous ses écarts de conduite ?

Il est évident que le discours d’Hergé, tel qu’il était en 1930 ou 1942, perpétue des stéréotypes raciaux, religieux et sexuels. Les quelques planches douteuses de Tintin au Congo en font l’incontestable démonstration.

Faudrait-il pour autant interdire la lecture de toutes les œuvres au contenu équivoque parues à d’autres époques sous prétexte qu’on y représente certains groupes de manière inacceptable selon les critères d’aujourd’hui ? C’est un cliché, on y revient constamment, mais faudrait-il censurer Voyage au bout de la nuit parce que l’image qu’y présente Céline non pas des Juifs, mais des Africains est outrageusement raciste ?

En 2007, la Commission britannique pour l’égalité raciale a donné raison à un lecteur qui se plaignait du racisme à l’égard des Africains dans Tintin au Congo, jugeant que l’album était rempli « d’horribles préjugés raciaux ». On ne prétendra pas le contraire. Dans la foulée, les librairies Borders de Grande-Bretagne ont dû déplacer ce titre des rayons jeunesse vers ceux de la section adulte. Au Royaume-Uni, Tintin est désormais réservé aux 18 à 77 ans.

Il y a quelques mois, un Groupe d’intervention contre le racisme a apposé dans différentes librairies françaises des autocollants sur les exemplaires de Tintin au Congo. On pouvait y lire : « Produit toxique, relents racistes. Peut nuire à la santé mentale. »

Les œuvres sont indissociables de leur époque. Il est important de les replacer dans leur contexte historique, politique et social. On ne peut en faire abstraction. Cela est nécessaire afin de mieux expliquer certaines intentions, certaines tendances, certaines dérives.

Dans 80 ans, avec le recul, d’autres examineront sans doute la production culturelle de notre époque de la même manière que l’on juge celle des années 30. En y trouvant à redire, avec raison, sur l’image stéréotypée véhiculée au détriment de certains groupes (arabo-musulmans, notamment). Pour ce faire, il faudra que les œuvres demeurent intactes. Et que ceux qui les analysent restent Charlie, Tintin et Hergé.

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