À quoi je vais servir ?

Du mouvement #metoo au Mois de l’histoire des Noirs, de l’intelligence artificielle à la pression de l’adolescence, notre chroniqueuse invitée signe une chronique aux accents hip-hop, un véritable énoncé de programme qui ratisse large et qu’on a envie de déclamer à haute voix.

Pour ceux qui me connaissent, permettez-moi

Pourtant en pleine nature, protégée, sous les branches enneigées, loin du Down Town

Des dizaines de néons qui flashent dans ma fenêtre

Des dizaines de miroirs qui doivent me reconnaître

Ça semble bien évident ;

L’évidence est un piège trépidant qui peut te mettre K.-O. avant le premier round… Si t’embarques dedans.

On t’pitche dans la course, faut rester terre à terre mais faut qu’tu hit the ground ! Faut que tu marques ton temps !

Qui semble si redondant…

Pour ceux qui me connaissent, permettez-moi de me présenter.

Mais encore, sous quel angle, quel poids ?

Tant de sujets éclairent la cour !

Tellement d’alter ego qui m’donnent le pound en m’disant : « Enfin ! Y’était temps ! »

Cool down.

Laissez-moi prendre la plume avant de m’attribuer des ailes.

Est-ce que je cause féminisme ?

J’ai tant crié « #metoo », j’en oublie qu’être femme, c’est d’abord être libre sans avoir peur de Moi. C’est tout.

Est-ce que je dévoile le regard des personnes racisées ?

Car une chose est certaine, quoi qu’en dise la science, même couverte de la tête aux pieds que juste par mes mots, ceux-ci ne pourraient cacher la vue de ma peau, ne pourraient vous cacher la couleur de ma prose.

Ma peau.

Depuis que j’chus d’dans que j’entends dire qu’on la veut, qu’on la refuse, qu’on la nie, qu’on l’excuse… qu’on la fantasme ou la généralise.

« Je t’ai dans la peau !

Je t’ai dans ma prise. »

Nos parents nous racontent les anciennes banquises.

Nos enfants cherchent une autre voie que l’extinction.

Rien de nouveau sous le soleil, polarisant, sous nos plafonds. Pas besoin de briser la glace, elle fond…

Alors moi ? Je sens que c’est à moi de dire qu’aujourd’hui, les podiums ne servent plus qu’à se vendre.

À se mettre dans la peau des autres ? Certes. Mais pas avant de mettre les autres dans sa peau, pas avant de se transmettre.

Dire qu’on peut vendre la peau de l’ours tant qu’on veut, on ne l’empêchera pas d’exister.

Homme, uomo, hombre, homem, home…

Mic check, one, two…

Permettez-moi de vous tendre la paume. Je m’appelle Bantou.

Et si c’était à moi de me dire, tout court moi itou, de me vulgariser, moi aussi ? De proposer qu’on s’lâche un peu, qu’on se redécouvre, qu’on se rappelle à quel moment on s’est choisis ?

Percer à jour l’insignifiance qui nous divise, qui a détrôné la royauté de la beauté !

Dire qu’au royaume des aveugles de l’avoir, du bien coté, 

les borgnes se ferment les yeux, jusqu’à ne plus se voir et s’oublient. Éboulis. Que s’effondrent toutes les sentences du « I was born to be… ».

Tout l’monde se jette de l’ombre. Lunettes fumées. Faites du bruit !

Et chacun se croit roi plus brillant qu’ébloui.

Quand je dis moi aussi, je dis que ce sont tous les Hommes, avec un grand H, qui devraient réapprendre à faire la cour.

Je sais. Rester terre à terre. Dans cette révolution, ne pas perdre mon tour. Ou même vous perdre vous à travers mon propos !

Mais cette terre est fertile parce qu’empreinte d’histoires, je suis à fleur de peau !

Je suis éprise.

Je me rappelle. Me ressaisis. Vulgairement, j’me poétise.

Il était temps. Je suis bien dans ma peau.

Elle qui voit venir les marques qu’elle portait déjà pourtant depuis son origine. C’est à cause d’elle qu’aujourd’hui, encore, tant de choses de moi sont attendues.

Je n’ai pas dit un mot, dès qu’on voit ma photo, j’ai déjà parlé.

Je dois me compléter. À la première personne, du pluriel, encore divisé.

Pour ceux qui me connaissent, permettez-moi de nous conjuguer.

En ce mois de février, toujours en moi, je sors du Moi de l’histoire des Noirs. Je me présente, universelle.

Universel, que veux-tu dire ?

Quoi leur répondre ?

Et si je laissais briller la nature des mots, la beauté sauvage du langage ?

Et si je n’ajoutais aucune allégorie à l’algorithme et suscitais simplement ta réflexion ?

Dis-moi, maintenant à quoi je vais servir ?

C’est la plus grande des questions qui m’habitent.

Car c’est aussi celle que j’entends le plus souvent posée, par toutes les fractions du monde entier.

Par la grand-mère esseulée, tournant de ses mémoires les dernières pages. Le retraité qui a oublié comment vivre sans compter les heures à l’ouvrage. Les nouveaux parents, sanglots feutrés au seuil de l’école maternelle, qui jusqu’ici se voyaient si bien dans les yeux de leur enfant et qui angoissent de devoir le jeter hors du nid, dans la gueule du Nous, pour s’affirmer seul. L’adolescent qui s’pète la sienne de gueule, entre haines obscènes et amours naïfs, tripe déni global et swipe sa life sur le fil du rasoir social, 

le Petit Roi qui cherche sa couronne entre le show must go on et le froid du conformisme et se fait gifler aux pieds du trône de l’avenir qui réclame déjà son diplôme.

Qui lui apprendra comment être avant de devenir ?

Avant de devenir « la relève » que je rencontre dans les universités, qui avant était curieuse du comment j’avais fait, curieuse de mon parcours, des pas qu’elle pourrait suivre. Aujourd’hui, ce qui l’effraie, c’est d’être, malgré toutes les études, les papiers, l’expérience, les efforts, le talent, non pas en compétition avec le nombre de postulants, mais avec l’Intelligence artificielle qui menace tous les jours sur les podcasts, celle-là même qui exalte tant notre géoéconomie du dispensable.

Avant de devenir l’innocence, ce kid rencontré en centre de détention qui ne sait plus si c’est vrai que seul le crime paie et veut de lui ou s’il doit se barrer, s’en sortir à tout prix : 

« Si c’est vrai que je n’suis pas né juste pour prendre mais pour servir, à quoi j’ai l’droit, moi, d’être nécessaire ? Parce que jusqu’ici, le nécessaire, c’est tout ce que j’ai pris. »

L’universel en cœur dans mon esprit.

À quoi je vais servir ?

Cette question à laquelle mon bro, familial, séduisant, servant les moins nantis, diplômé, à son sommet et au combat, n’a jamais pu répondre…

Février.

Je laisse brûler une chandelle en son nom, en silence, commémorant son départ, sa fin.

Derrière son masque de superhéros, personne ne le voyait pleurer son vide, son sentiment d’être superflu.

Il s’est jeté dedans, croyant avoir fait tout le nécessaire, croyant que ce qu’il pouvait faire de mieux, c’était de s’enlever à la vie.

Je tiens à saluer sa mère qui me donne encore tant de sa lumière quand j’y pense.

Tant de gens, pas si différents après tout, autour d’une même question. Et s’ils étaient ma réponse ?

Elle ne sera pas évidente mais nécessaire.

Vous me permettez ?

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