Chronique 

Vive la clé à molette libre ?

Trois choses me font sortir de mes gonds. Un camion de livraison qui vient se mettre sous ma fenêtre et laisse ronronner son moteur pendant 30 minutes, des messages promotionnels sur un générique de fin d’émission et, surtout, un appareil électronique relativement jeune qui se brise et que je ne peux réparer.

Cela m’est arrivé encore une fois il y a quelques jours. La touche du point et du guillemet de mon ordinateur portable a cessé de fonctionner. Pendant trois semaines, j’ai vécu comme au temps des Filles de Caleb, c’est-à-dire que je copiais ces précieux signes d’un autre texte et je les collais manuellement dans le texte sur lequel je travaillais.

Mais un matin, alors que le café n’était pas assez fort, j’en ai eu assez. J’ai pris un petit tournevis et j’ai retiré délicatement la touche afin de voir pourquoi le contact ne se faisait plus. Une opération aussi inutile que niaiseuse. Je n’ai rien vu, rien remarqué, rien pu faire.

J’ai donc appelé la boutique où j’avais acheté l’ordinateur il y a environ cinq ans. On m’a dit de prendre contact avec le fabricant, tâche aussi aisée que de tenter de joindre le patron de la CIA. Finalement, un réparateur indépendant, sur un ton solennel digne d’Emmanuel Macron, m’a annoncé que ce problème ne pouvait être réparé.

Quoi ? On répare des Boeing 747 et le tunnel Ville-Marie, mais il est impossible de rétablir le contact d’une touche sur un clavier d’ordinateur ? Nous vivons dans une bien drôle d’époque, vous ne trouvez pas ?

Que faire ? Un journaliste qui n’a pas accès au point et aux guillemets n’est absolument rien dans la vie. Ça voudrait dire qu’on ne sait plus qui s’exprime et quand il va arrêter de le faire. On a déjà les réseaux sociaux pour cela.

Trop enragé par la situation et ne voulant pas piler sur mon orgueil en allant acheter un nouvel ordinateur pour un tel motif, je me suis procuré un petit clavier que j’ai placé devant mon portable, lui-même équipé d’un clavier qui ne marche plus. Vive la modernité !

Je vous parle de cela parce que nous sommes (et nous serons de plus en plus) victimes de ce qu’on appelle l’obsolescence programmée des produits de consommation. C’est devenu un véritable fléau et cela fait de nous des esclaves d’un capitalisme outrancier et des prisonniers d’un système qui prône la surconsommation.

Les fabricants d’appareils ménagers ou technologiques conçoivent de plus en plus les produits de manière que leur courte durée de vie entraîne un renouvellement constant. Cette durée de vie est normalement conjuguée à la durée de la garantie, laquelle vient à échéance juste avant la mort dudit produit. Bravo aux ingénieurs qui font ces calculs ! Du grand art !

Il y a plusieurs types d’obsolescence (un concept né après la Grande Dépression). Il y a l’obsolescence par incompatibilité (une entreprise sort une nouvelle prise qui ne permet pas de charger les appareils que nous possédons), l’obsolescence par péremption (des fabricants raccourcissent la durée de vie des produits alors qu’ils sont encore consommables) et l’obsolescence esthétique ou psychologique (le consommateur en vient à trouver son objet démodé).

Le type d’obsolescence dont nous devons nous préoccuper au plus sacrant fait en sorte qu’un système est prévu pour accélérer la défaillance de l’objet et qu’en plus, le consommateur se retrouve privé des pièces de rechange ou de la possibilité de le faire réparer.

L’émission La facture a présenté l’automne dernier un excellent reportage sur un homme qui a tenté de trouver et de remplacer lui-même le petit gugusse qui sert à contrôler la lumière de son frigo. Vous auriez dû voir la saga qu’il a vécue. L’homme a finalement pu, moyennant 5 $, faire venir la pièce alors que le fabricant lui demandait au départ plus de 200 $.

Cela sans compter le problème des outils qui ne se trouvent pas pour réparer notre appareil brisé. On invente des vis qu’on ne peut retirer ou ajuster avec des outils traditionnels.

Heureusement, il y a une riposte qui s’organise, qui donne espoir et qui m’empêche de lancer mon ordinateur par la fenêtre de mon salon. Des mouvements en Europe et aux États-Unis naissent pour forcer les fabricants à mettre à la disposition des consommateurs les outils et les instructions nécessaires pour réparer leur appareil brisé.

Depuis 2015, en France, les entreprises peuvent être poursuivies pour délit d’obsolescence programmée. En Suède, le gouvernement offre une déduction fiscale à ceux qui font réparer leurs électroménagers. Aux États-Unis, des cultivateurs ont créé le mouvement Right to Repair afin de pouvoir utiliser leur clé à molette comme bon leur semble.

Et chez nous, qu’est-ce qui protège les consommateurs contre l’obsolescence programmée ? Les consommateurs qui se sentent lésés doivent s’en remettre à certains articles de la Loi sur la protection du consommateur portant notamment sur les garanties légales, m’a dit Charles Tanguay, porte-parole de l’Office de protection du consommateur.

Mardi matin dernier, à Médium large, Catherine Perrin a reçu l’économiste Éric Pineault et la chroniqueuse Diane Bérard qui sont venus parler de ces lieux mis à la disposition des citoyens pour prolonger la vie de leurs appareils et qu’on appelle des « makerspaces ».

Montréal aura son premier « makerspace » doté d’équipements industriels. Je suis allé le visiter avant son ouverture prévue au début de juin. Situé à Saint-Henri, Espace Fabrique couvrira une superficie de 12 000 pieds carrés. On y retrouvera de la machinerie spécialisée comme une fraiseuse, un tour à métal, des postes de soudure, des appareils de tôlerie, etc.

Cela fait cinq ans qu’Emmanuelle Raynauld travaille à ce projet. Avec l’aide d’un investisseur, elle a pu réunir l’argent nécessaire pour mettre sur pied cette coopérative de solidarité qui, moyennant des frais, mettra à la disposition des citoyens des ressources professionnelles pour une assistance ou une formation.

Je vous ai parlé de la surconsommation qu’engendre cette pratique, mais il faut aussi souligner l’aspect écologique. À force de nous faire acheter des appareils de toutes sortes, on en vient à créer des montagnes de déchets difficilement recyclables. Le véritable problème est là.

Au rythme où vont les choses, au rythme où les objets meurent, au rythme où nous achetons, nous générons des montagnes de détritus issus de l’univers électronique. Selon un rapport de l’ONU publié en janvier dernier, chaque Canadien produit 20 kilos de déchets électroniques par année. Selon ce même rapport, le Canadien moyen possède au moins 20 articles électroniques désuets dans sa maison.

Voyons-y un avantage, un seul. Ces montagnes serviront un jour à quelque chose. Nous pourrons nous y faire enterrer lorsque nous serons devenus nous-mêmes obsolètes.

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