CHRONIQUE

Qui sont les poissons ?

Enfants exploités pour la fabrication de tapis ou le démontage de pétroliers, manufactures de vêtements dangereuses, aliments frelatés… Il est normal, quand on entend toutes ces horreurs venues de pays en voie de développement où on s’approvisionne en biens et en aliments, qu’on soit scandalisé, qu’on ait envie de faire appel au boycottage et qu’on veuille trouver des coupables pour qu’ils soient punis.

On ne souhaite pas nécessairement qu’ils soient condamnés à mort, comme ce fut apparemment le cas en Chine, pour ceux reconnus finalement coupables dans l’affaire des boissons pour nourrissons contaminées à la mélamine, il y a 10 ans.

Mais on est choqués, et c’est totalement compréhensible, contre ceux qui s’enrichissent tout le long de la ligne commerciale, entre le champ ou l’océan au départ et les tablettes des supermarchés, en faisant fi des règles élémentaires de la santé, de l’éthique et de l’humanisme.

Si les poissons décrits par ma collègue Stéphanie Bérubé dans son dossier arrivent ici en dépassant les taux d’antibiotiques, d’antifongiques ou de colorants tolérés par Santé Canada, c’est parce que des individus peu scrupuleux autorisent ces pratiques.

Cela dit, il y a toute une autre gamme de personnes responsables de ces situations. Et ces gens, ils sont ici. Ce sont vous et moi.

Les scientifiques interrogés par ma collègue le disent. Et les gens pris dans ce système, surtout ceux au bas de l’échelle, l’affirment aussi. Et ce, dans tous les secteurs.

L’obsession du bas prix – et la déconnexion des consommateurs face aux ouvriers qui fabriquent, pêchent, cultivent ce que l’on achète – encourage et maintient ce système en place.

J’ai entendu des ouvrières du vêtement le dire haut et fort dans le film percutant The True Cost, notamment. J’ai entendu des pêcheurs et des ouvriers dans les usines de traitement de crevettes en Thaïlande me l’exprimer en personne : le cœur du problème, c’est notre désir insatiable, à nous les consommateurs de pays développés, de toujours et toujours payer moins. Et donc, du même coup, notre capacité ahurissante de fermer les yeux devant des aberrations, quand notre portefeuille est affecté. Parce que quand des produits arrivent du bout du monde à prix dérisoires comparés à ceux fabriqués ou cultivés ici, on devrait entendre un petit signal d’alarme dans notre tête. Et commencer à poser des questions à nos épiciers, nos poissonniers, nos distributeurs et nos élus. Que se passe-t-il, que mange-t-on ?

Mais on ne le fait pas.

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On s’entend : le problème, ce n’est pas d’importer.

Le commerce est une réalité humaine mondiale qui ne se remet pas en question. Et nos échanges peuvent aider les autres à se développer. En ce sens, nos boycottages, aussi bien intentionnés soient-ils, peuvent avoir des effets contraires à ce que l’on veut.

Le problème, c’est comment on fait ce commerce et nos questionnements qui semblent s’arrêter à l’horizon. Vous savez, un peu comme ces gens qui croyaient jadis que la Terre était plate et que les bateaux tombaient dans le vide rendus au bout, nous, nos doutes tombent dans un vide inexpliqué quand la distance se creuse. Où vont les ordinateurs quand on les jette ? Comment pousse l’ail chinois à 1 $ le sac ? Comment des chaînes de prêt-à-porter peuvent faire des profits en faisant fabriquer des robes à 15 $ ?

Et s’il y en a toujours en Amérique du Nord pour s’inquiéter du sort des canards ou des oies dont on mange le foie gras, peu font des vidéos spectaculaires pour parler du sort des travailleurs des piscicultures d’où sortent des poissons contaminés aux nitrofuranes. Ça, ça ne semble pas nous émouvoir. Surtout pas si les crevettes sont « en spécial » au supermarché.

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J’ai l’impression de radoter. Mais le message passe difficilement. Dès qu’il est question d’argent, de prix à la consommation, les principes tombent.

Il y a les gens instruits conscientisés, qui ont les moyens d’encourager la consommation durable, mais qui ferment les yeux devant cette réalité. J’en connais ! Pas envie de se poser les vraies questions. Et dans leur tête, si l’aliment bio, local, naturel est plus cher que le reste, c’est toujours la faute du boucher, du maraîcher, de l’épicier. Jamais du système économique dont ils connaissent autrement toutes les nuances.

Il y a ceux qui surveillent de près leurs dépenses, dont les budgets sont limités. Ces gens, on les comprend, apprécient particulièrement les produits pas chers. Mais quand on apprend qu’on leur propose, à eux, parce qu’ils ne peuvent se payer le bio par exemple, des poissons contaminés par leurs bas prix, n’a-t-on pas envie de hurler encore plus fort ?

Et puis il y a ceux qui acceptent de se poser des questions sur leur consommation, peu importe leur budget. Une question de conscience, de réflexion. Souvent, ils me disent qu’ils trouvent le dossier du poisson particulièrement compliqué.

Alors je leur suggère ces questions à poser au poissonnier ou au supermarché : 

• Ce poisson, d’où vient-il ? D’ici ou de loin ? Déjà là, on a un début d’idée de son empreinte écologique.

• C’est du poisson sauvage ou d’élevage ? Ici, notez qu’il n’y a pas une bonne et une mauvaise réponse. Ce sont deux réalités différentes.

• S’il est sauvage, comment est-il pêché ? Par une méthode destructrice ou respectueuse de l’écologie ? Ici, on a des éléments de réponse importants. Par exemple, la pêche à la ligne est souvent la méthode la plus acceptable, surtout pour les gros poissons comme le thon ou le flétan. La pêche au filet pose plus de problèmes de gaspillage de la ressource, car souvent, on capture ainsi des poissons dont on ne veut pas et qui ne vont pas nécessairement survivre au processus même si, au mieux, on les rejette à l’eau vivant. La pêche à la drague – notamment utilisée pour les pétoncles – est terrible pour les fonds marins.

• Si le poisson est d’élevage, de quel type d’élevage parle-t-on ? Bio, écolo, ou industriel ? Et c’est ici qu’il faut poser les questions visant les poissons mentionnés dans l’article de ma collègue. Si le poisson qu’on veut acheter vient d’un élevage en Asie – Inde, Chine, Viêtnam, Corée du Sud, Philippines, etc. –, de quel type d’élevage parlons-nous  ?

Si on commençait tous ensemble à poser ces questions en faisant les courses ou au restaurant, on aurait peut-être un début de mouvement vers une plus grande consommation responsable, un mouvement que les commerçants, les producteurs et les autorités réglementaires n’auront pas le choix de respecter.

Bonne chance !

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