Des centaines de professeurs d’université et de chercheurs québécois diffusent leurs études dans des simulacres de journaux savants, qui publient à peu près n’importe quoi en échange d’argent, révèle une enquête de La Presse.
Leurs travaux sérieux – subventionnés par les gouvernements – côtoient ainsi des « études » douteuses ou carrément farfelues, pouvant parler d’épidémies propagées par les extraterrestres ou de… cochons volants (voir ci-contre). À Toronto, un supposé « sommet international » sur la chirurgie bariatrique réunissait à peine une demi-douzaine de médecins, mis sur le même pied qu’un entraîneur personnel et qu’une instructrice de taï-chi (lisez le récit de notre infiltration à l’onglet suivant).
De nos jours, les chercheurs doivent diffuser les résultats de leurs recherches à un rythme infernal pour être embauchés, subventionnés et promus. Or, publier dans les journaux scientifiques légitimes est de plus en plus ardu, car ceux-ci acceptent une fraction des études soumises, après de longs mois d’évaluation.
C’est ce qui a permis aux imitations de journaux savants de proliférer sur l’internet. Plus ils publient de manuscrits, plus ils s’enrichissent, car chaque chercheur doit payer quelques centaines de dollars pour y diffuser ses découvertes. L’évaluation par les pairs prétendument offerte en échange est souvent illusoire, des papiers absurdes ayant déjà été acceptés en quelques jours – voire en quelques heures.
Des milliers de journaux scientifiques gratuits sont jugés sérieux. Mais 4000 autres – lancés par des centaines d’entreprises différentes – se retrouvent actuellement sur une liste noire. L’entreprise la plus dénoncée, OMICS International, est établie en Inde. Elle empoche les profits de plus de 700 publications et de milliers de conférences, auxquelles ont collaboré des chercheurs québécois, cette année encore.
Dans une poursuite déposée aux États-Unis l’an dernier, la Federal Trade Commission (chargée de protéger les consommateurs) a pourtant accusé OMICS d’orchestrer une « arnaque ». Depuis 2009, l’entreprise a facturé des millions aux chercheurs, lesquels peuvent utiliser leurs fonds de recherche, souvent gouvernementaux, pour la payer.
Des centaines de Québécois en cause
« Ça se produit sans arrêt. Je viens juste de démontrer à notre faculté de médecine que plusieurs professeurs – dont certains très séniors – ont publié avec des éditeurs prédateurs. Le plus gros, OMICS, affiche les noms de plus de 200 professeurs de McGill », rapporte le chef du département d’oncologie Eduardo Franco, qui sonne l’alarme depuis au moins trois ans.
D’après les recoupements que nous avons pu effectuer sur le web, des dizaines d’autres chercheurs affiliés à presque toutes les universités québécoises – dont quelques chefs de département ou de laboratoire – ont aussi publié avec OMICS, dans certains cas, à plusieurs reprises. Et ils ont participé à ses pseudo-conférences scientifiques, du Brésil à l’Inde en passant par Barcelone, Londres et Berlin.
Un professeur titulaire de l’Université de Montréal s’est par exemple associé à trois conférences d’OMICS. D’abord à San Francisco, puis à Toronto et, très bientôt, en Thaïlande. Malgré plusieurs demandes d’entrevue, l’expert en obésité n’a pas voulu expliquer pourquoi il a choisi de cautionner à répétition ces événements décriés, se contentant de nous écrire qu’il avait manqué le congrès de Toronto pour des raisons de santé.
Au téléphone, le président du syndicat général des professeurs de l’Université de Montréal, Jean Portugais, a reçu toutes ces informations avec incrédulité.
« Nos membres ont des doctorats, ce sont des professionnels de haut niveau, plusieurs sont des célébrités internationales. […] Mais il est possible que, dans le lot, certains entendent le chant des sirènes. La pression de publier est tellement forte que cela peut affecter leur jugement. »
— Jean Portugais, président du syndicat général des professeurs de l’Université de Montréal
Danger
Le plus fervent dénonciateur des pseudo-publications scientifiques, l’Américain Jeffrey Beall, est convaincu qu’elles ont aidé « des dizaines de milliers de chercheurs » à décrocher des diplômes ou des postes « qu’ils n’auraient pas obtenus autrement ». Dès 2010, le professeur du Colorado a mis en ligne une liste noire gratuite, remplacée depuis peu par la liste payante d’une maison d’édition. Mais les établissements ont été trop lents à comprendre l’urgence d’agir, écrit-il dans le bilan de sa croisade, publié en mai(1).
Ses craintes viennent de se concrétiser à l’École d’économie et de commerce d’une petite université de la Colombie-Britannique, Thompson Rivers. L’un de ses professeurs, Derek Pyne, a calculé que la majorité de ses collègues (61 %) avaient publié dans des publications de la liste noire. Et qu’ils l’avaient fait en moyenne quatre fois. Sans que l’administration ne fasse la différence(2).
McGill fait au contraire la différence, assure le professeur Franco. Mais cela ne l’empêche pas d’être inquiet. OMICS et ses concurrents utilisent la réputation des scientifiques afin de se donner une « façade d’honnêteté », dit-il, alors que leurs journaux publient « essentiellement du verbiage, des déchets » et les prétentions dangereuses d’activistes.
Ils ont diffusé des papiers niant les dangers de l’amiante ou l’existence du sida. D’autres affirment que les Nations unies ou les extraterrestres fabriquent les épidémies. Et d’autres encore promeuvent des traitements n’ayant pas fait leurs preuves.
« Le public lit tout ça sur internet et ne peut plus faire la différence. Les chercheurs universitaires qui mêlent de vraies découvertes à cette horrible pseudo-science devraient être sanctionnés. Ils trahissent leur noble mission, leurs collègues et leurs institutions. »
— Eduardo Franco chef du département d’oncologie de l’Université McGill
À ce jour, aucune des universités québécoises contactées par La Presse n’a sévi contre les professeurs fautifs.
Il est « urgent » d’interdire ce gaspillage de fonds publics, plaide un épidémiologiste de l’Hôpital d’Ottawa dans la célèbre revue Nature(3). Pendant un an, David Mohen et son équipe ont scruté le contenu de 220 pseudo-revues savantes, et sont ainsi arrivés à ce constat renversant : 57 % des 1907 articles qui s’y trouvent sont signés par des chercheurs de pays assez ou très riches, dont plusieurs sont « affiliés à de prestigieux établissements » comme Harvard.
La qualité moyenne des papiers analysés était pourtant terrible, et il était ardu de s’y retrouver, dénonce le Dr Moher en entrevue. « Publier dans ces journaux n’est pas éthique ! C’est gaspiller des millions de dollars et gaspiller les milliers d’humains et d’animaux [qu’on a utilisés comme cobayes]. »
Deux universités canadiennes – qu’il préfère ne pas nommer – viennent de lui demander d’examiner le cas de groupes de recherche ayant « trop de publications dans des journaux trompeurs ».
Fait troublant : Il suffit de consulter le site web d’OMICS pour constater que les travaux de sociétés pharmaceutiques – dont Pfizer, Merck et Novartis – ont également été diffusés plusieurs centaines de fois dans ses journaux, ses congrès ou ses symposiums.
Complices ?
La majorité des chercheurs québécois – soit des milliers – ne tombent pas dans le panneau. Les autres ont-ils conscience de mal agir ? Les pourriels de sollicitation des pseudo-publications ont beau être obséquieux et parfois risibles, des professeurs se font leurrer, quoique de moins en moins, répond le professeur Franco. « Certains sont crédules. Une fois qu’ils s’en rendent compte, il est trop tard ; ils sont mal placés pour crier à la fraude s’ils veulent présenter la facture à leurs fonds de recherche. »
Les publications trompeuses rusent souvent en empruntant à un mot près le titre de journaux légitimes. OMICS a même déjà utilisé les noms de chercheurs réputés à leur insu, indique la Federal Trade Commission américaine dans sa poursuite.
La majorité des chercheurs n’ont pas été piégés, conclut néanmoins une étude clé sur le phénomène. Son auteur pense qu’étant donné la difficulté de publier ailleurs, les participants sont au contraire « bien conscients des circonstances et prennent un risque calculé »(4).
« Ça peut arriver. Des doyens d’école de gestion ont réalisé que des professeurs publient [aux mauvais endroits] par paresse, et m’ont donc demandé des informations », indique Vincent Larivière, spécialiste des transformations de la communication savante et professeur à l’UdeM.
Bien qu’il soit établi dans une université japonaise, le professeur d’anglais James McCrostie a croisé trois types de chercheurs, dont plusieurs Canadiens, dans les quatre conférences douteuses (organisées par trois entreprises différentes) qu’il a infiltrées. Certains avaient été leurrés, d’autres refusaient d’admettre que la conférence était problématique et « un fort pourcentage voulait simplement visiter la ville », nous a-t-il écrit, en précisant que les conférenciers disparaissent souvent dès qu’ils ont livré leur présentation.
Le site web d’un concurrent d’OMICS, WASET, comporte une section intitulée « Destinations vedettes », où figurent des photos de Venise, Bali, La Havane, etc. Dans chaque ville, l’entreprise offre des centaines de conférences scientifiques, bizarrement censées avoir lieu simultanément, dans le même hôtel (un Best Western de Montréal fait partie du lot).
OMICS et son partenaire Allied Academies n’ont pas répondu à nos demandes d’entrevue. Lorsque la poursuite des autorités américaines a été rendue publique, l’entreprise indienne avait rétorqué que celles-ci cherchaient à protéger les éditeurs savants traditionnels à son détriment.
(1) « What I learned from predatory publishers », 2017, Biochemia Medica
(2) « The Rewards of Predatory Publications at a Small Business School », 2017, Journal of Scholarly Publishing
(3) « Stop this waste of people, animals and money », 2017, Nature
(4) « ‘Predatory’ open access : a longitudinal study of article volumes and market characteristics » 2015, BMC Medicine
De plus en plus raffinés
Depuis peu, détecter la fraude devient compliqué. Les journaux de la liste noire ont des sites de plus en plus léchés. Ils affichent souvent des adresses nord-américaines ou européennes. Près de 50 pseudo-journaux ayant sollicité le Dr Franco employaient toutefois la même – celle d’un bungalow anonyme situé en banlieue de San Francisco.
OMICS brouille aussi les pistes en utilisant le site web et le logo d’un éditeur britannique, Allied Academies, pour annoncer ses conférences.
En 2016, l’entreprise a semé l’émoi en achetant des journaux scientifiques canadiens respectables. Leurs employés et les associations médicales qui y publiaient ont mis des mois à s’en rendre compte.
« Les prédateurs sont très conscients qu’ils manquent de crédibilité, dit Vincent Larivière, spécialiste des transformations de la communication savante et professeur à l’UdeM mais ils disposent maintenant d’un capital financier pour se l’acheter. C’est très épeurant ! »
Les pseudo-publications « pénètrent de plus en plus les banques de données légitimes avec leurs informations potentiellement fausses », renchérit son confère David Moher.